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1er septembre : A 4 h30 nous nous réveillons si on peut parler de réveil pour des hommes qui n’ont pas dormi à cause du froid et de l’humidité. Un bon café nous réchauffe heureusement. A 6 heures l’ordre nous arrive d’aller se mettre en position à 1 km à l’est du bourg sur la route de Brieulles. A peine en batterie nous sommes accueillis par un tir assez nourri de l’artillerie lourde allemande qui heureusement ne nous cause aucune perte. D’après ce que nous voyons autour de nous la situation est certainement critique et il est probable que les allemands cherchent à passer la Meuse s’ils ne l’ont déjà fait. Pour nous confirmer dans nos craintes l’ordre arrive à 7h30 d’aller prendre position vers Cierges pour battre le ravin de Nantillois à Brieulle, le bois de Septfarges et les abords de Romagne sous Montfaucon. Une batterie de  120 court est mise à la disposition du chef d’escadron pour remplir cette mission. En arrivant à Cierges nous reformons le parc dans le même champ que la veuille en attendant des précisions et mon cœur se serre d’angoisse en pensant à mon chariot de batterie. Pourvu qu’il tienne ! Nous restons d’ailleurs peu de temps à cet endroit puisque, arrivés à 11 heures nous repartons à midi pour aller occuper une position de batterie au nord de la route de Cierges à Montfaucon. Je place mon échelon entre la route et le ruisseau à mi-chemin du village et du pont. La situation pouvant durer quelque temps, la soupe est mise en train mais nous n’avons pas le temps de la savourer car à 16 heures il faut partir pour Charpentry, le mouvement allemand s’accentuant, l’ennemi ayant franchi la Meuse en plusieurs points. Nous espérons que son succès lui a couté cher mais nous n’en sommes pas moins très inquiets de voir abandonner cette ligne si solide. Nous n’allons d’ailleurs pas bien loin ca arrivé au carrefour de la Grange au Bois un contre ordre nous oblige à y former le par cet à attendre. Il est environ 18h30 et la nuit commence à tomber. Sur la route c’est un interminable défilé de gens de toutes sortes et de toutes armes. De longs convois de blessés passent aussi. Ce sont des voitures lorraines réquisitionnées avec leur propriétaire et leurs chevaux et sur lesquelles on a étendu un peu de paille. Les malheureux blessés cahotés sur ces voitures inconfortables doivent souffrir horriblement. Parmi ces blessés il y a quelques soldats allemands. Nous faisons encore à cet endroit une tentative de repas et prenons nos dispositions pour passer la nuit mais à 20h30 alors que nous sommes couchés depuis un quart d’heure, un ordre du 5ème CA nous envoie à Cheppy où nous arrivons à 23 heures en passant par Charpentry et la route de Marle. Cette route est assez accidentée et nos pauvres chevaux n’en peuvent plus, comme nous d’ailleurs. En arrivant à Cheppy deux bonnes nouvelles nous attendent heureusement. D’abord il est arrivé un volumineux courrier, le premier depuis que nous sommes en guerre. Pour ma part je reçois 20 lettres et puis, chose non moins appréciable, nous ne coucherons pas dehors. Depuis 4 nuits consécutives que nous passons eau bivouac sans couverture ni toile de tente personne n’est fâché de trouver une grange pour passer la nuit.

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2 septembre : La nuit se passe dans un calme absolu et la matinée aussi, ce qui nous procure un peu de repos et nous permet aussi de faire une toilette complète. Et puis surtout je peux lire toutes ces bonnes lettres reçues la veille, ce que je n’ai pu faire dès mon arrivée, étant vraiment par trop accablé de fatigue. Quel grand réconfort au milieu de ces tristes évènements actuels que ces lettres venant de tous ceux qui me sont chers. Mais hélas ! ces lettres ne nous donnent pas de renseignements sur les évènements en cours d’où j’en conclus immédiatement qu’ils ne sont pas encourageants. Pendant cette matinée de calme et de tranquillité mon esprit travaille et en réfléchissant à tout ce que nous avons vécu depuis le début de cette retraite, en voyant l’effondrement de toutes nos espérances je commence à être terriblement inquiet. Et pourtant je continue à avoir confiance en Dieu car il est impossible que nous soyons battus. Ce serait la fin de nos libertés, de notre commerce, de notre industrie et surtout de notre influence dans le monde. Cela ne se peut pas, Et puis quand je songe à toutes ruines déjà accumulées depuis le début de la campagne, quand je songe à tous ces morts à tous ces villages en flammes je ne peux croire que ceux qui ont déchaîné toutes ces horreurs demeurent impunis. Ils doivent pourtant triompher ces coupables surtout aujourd’hui, leur « Sedan Tag », le jour de Sedan ! Si nous pouvions prendre notre revanche ? Il n’y faut pas songer malheureusement puisque c’est toujours la retraite. J’en suis là de mes réflexions amères lorsque l’ordre vers midi de partir d’urgence, heureusement vers le nord. Notre mission est de contrebattre une artillerie allemande en position au nord de la route de Cunel à Romagne sous Montfaucon. Nous partons donc par Véry et prenons à ce village la route d’Epinonville.  En arrivant à mi-chemin de ces deux villages, sur la route encombrée de voitures et de troupes qui se portent en avant nous voyons que le combat est fortement engagé devant Cierges. Le canon tonne, la fusillade crépite, le ciel est rempli d’éclatements blancs des shrapnels. Cette fois ci c’est bien la bataille en rase campagne et nous y entrons en plein. Les 3 batteries de tir marchent en tête et les 3 échelons en queue sous mon commandement. L’ordre nous arrive bientôt de prendre position entre le ruisseau et la route qui va d’Ivoiry à Epinouville, le premier des deux villages n’étant qu’à 200 ou 300 mètres à notre droite. Jamais ordre de mise ne batterie ne fut exécuté avec une telle célérité puisque j’ai à peine le temps de doubler les batteries de tir et de me placer à 200 mètres derrière elles que nos pièces tirent déjà. Au moment où j’exécute ce mouvement j’aperçois le long du chemin le drapeau du 4ème régiment d’infanterie avec sa garde. J’interpelle le porte-drapeau : « savez-vous ce qui se passe ? » -Non me dit-il, mais je crois que ça marche ! ». La vue de ce drapeau, ces simples mots, l’idée de la revanche de Sedan qui ne me quitte pas, tout cela me remplit le cœur d’une joyeuse confiance. Je vois déjà les allemands culbutés dans la Meuse. Je ne sens plus ma fatigue, il me semble que je peux faire aujourd’hui des choses surhumaines et de fait je me dépense follement pour ne pas ralentir le feu de la batterie. Comme un petit fossé nous sépare je fais couper un bosquet à coups de serpe et entasser les branches ainsi coupées dans le fossé pour permettre le passage des voitures. Mes hommes qui sont littéralement harassés et qui ne sont pas stimulés comme moi, ne répondent que bien mollement à mes exhortations et je crois bien que je leur ai donné, en ce jour mémorable, des coups de pied au derrière. « C’est la revanche de Sedan, mes enfants, nous allons flanquer une pile aux poches et, si nous trouvons de quoi boire, je paye une tournée générale ! » Ce discours semble ranimer l’enthousiasme de mes servants bien que la plupart ignorent Sedan et le 2 septembre 1870. Un d’entre eux cependant dort comme une masse au fond d’un fossé et je n’arrive pas à le réveiller malgré les bourrades dont je l’accable. Il est environ 15 heures et la bataille fait rage. Les 12 pièces du groupe sont alignées dans la prairie et tirent sans discontinuer sur Cierges, Gennes et les bois d’Eumont ???. Il y a tout autour des pièces une activité intense et du point où je suis-je vois une bonne partie du champ de bataille. Au nord d’Ivoiry vers la côte 265 un groupe de 75 est en batterie et tire avec rage. Un autre groupe en position vers la côte 258 nous tire par-dessus les oreilles et fait un vacarme d’enfer. L’attaque est menée par des éléments du 5ème et du 6ème CA et elle doit progresser puisqu’on nous fait allonger le tir. L’infanterie d’ailleurs se porte en avant et plusieurs compagnies de chasseurs à pied sortent d’Ivoiry se dirigeant vers la côte 255 en paquets de 20 à 25 hommes. L’artillerie allemande, muette au début du combat, commence à se réveiller. Les premiers coups tombent dans le groupe de 75 qui est au nord d’Ivoiry. D’autres obus à balles éclatent sur la crête située devant nous et vers laquelle monte les chasseurs. Soudain un coup tombe dans un groupe de ces chasseurs qui disparait dans la fumée. Lorsque celle-ci se disperse, tous les hommes sont tombés. Au bout de quelques secondes cinq ou six se relèvent et, groupés l’un près de l’autre, repartent en avant comme si rien n’était arrivé. De tout ce qui se passe devant nous, rien ne m’échappe. Un cavalier, agent de liaison sans doute, passe sur la route, se rendant de Ivoiry à Grimonville, lorsque nous le voyons disparaître lui et son cheval dans un nuage de fumée. Nous les croyons tués tous les deux et de fait lorsque le nuage se dissipe nous apercevons le cheval étendu sans mouvement et pas de cavalier. Au bout d’une minute cependant nous apercevons le cavalier sortir péniblement du fossé en se frottant les reins. Il se dirige vers son cheval, se penche vers lui et voyant que la pauvre bête est morte il lui retire sa bride et sa selle, charge le tout sur son dos et continue son chemin. Plus tard je devais apprendre que le cavalier en question était le lieutenant Japiaud du 30ème d’artillerie. L’obus allemand, un 77, était entré dans l’épaule du cheval et avait éclaté dans le corps de l’animal sans blesser le cavalier. Vers 17 heures les allemands commencent à tirer vers Ivoiry mais cette fois avec des obus de gros calibres, 210 probablement, qui font d’énormes nuages de fumée noire.

Le village commence à brûler par endroits. La fumée des obus allemands se mêlant à celle de l’incendie et à celle de nos canons rend l’atmosphère irrespirable et obscurcit le ciel. Le groupe continue  à tirer d’une manière intense et plus de 1300 coups sont déjà partis semer la mort dans les rangs boches. Le temps est superbe  ce qui contribue à nous mettre en belle humeur mais aussi à nous altérer. Les âcres odeurs de la poudre nous dessèchent la gorge aussi le capitaine se décide à envoyer un servant avec  des bidons chercher un peu d’eau à Ivvoiry sur lequel les boches tirent toujours. Ce servant le maître pointeur Oswald que ses camarades ont surnommé « filon » à cause de son expression favorite : "ça c’est un filon" part le corps ceinturé de courroies de bidons et nous guettons anxieusement son retour. Un quart d’heure se passe, une demi-heure, pas de « Filon ». Enfin, après une assez longue attente qui nous remplit d’inquiétude, nous le voyons revenir d’un pas assuré. Comme nous lui demandons la cause de son retard : »Ah ben ! Les boches tiraient du 210 sur un mur et j’ai attendu pour voir s’ils le f...icheraient par terre ! » Nous avons d’ailleurs mieux que de l’eau pour nous restaurer car plusieurs vaches se promènent en liberté sur le champ de bataille. Un de mes sous-officiers,  Guerrier, en attrape une et se met en devoir de la traire dans une gamelle à quelques mètres derrière la batterie. Ce spectacle est la cause d’une douce hilarité ! Le tir du groupe continue aussi intense et il est probable que l’attaque progresse puisque nous tirons maintenant à limite de portée. Plus tard je devais apprendre que l’ennemi, épouvanté par la violence de nos feux d’artillerie avait reculé en désordre et que nos fantassins étaient entrés dans Cierges. Certaines batteries de l’artillerie de campagne ont pu tirer à vue sur l’infanterie allemande en retraite. « Jamais je n’avais vu des gens courir aussi vite » devait me dire plus tard le commandant d’une de ces batteries. Mais à tirer d’une manière aussi intense nos canons se fatiguent et vers 17h00 le groupe n’a plus que 3 canons disponibles sur 12. Heureusement que le combat faiblit. Sans doute il va falloir se porter en avant à la poursuite de l’ennemi en retraite mais, contre toute attente, nous recevons vers 18 heures l’ordre de reprendre le chemin de Véry. La mort dans l’âme nous obéissons sans comprendre. Le long du chemin je fais monter sur mes voitures deux blessés du 4ème d’infanterie. L’un d’eux gémit lamentablement, si lamentablement même que j’ai l’impression bien nette qu’il ne souffre pas du tout et veut simplement se rendre intéressant, aussi d’une voix qui n’admet pas la réplique je le prie de nous ficher la paix et immédiatement il ne bronche pas plus que s’il n’avait rien. En arrivant à Véry je me mets à la recherche d’une ambulance mais il fait effroyablement noir et le village est encombré à ne savoir où passer. Enfin j’aperçois au loin une lanterne rouge indiquant un poste de secours que j’atteins à grand peine. Je hèle les infirmiers en leur signalant que j’ai deux blessés : « quel régiment ? me crie une voix dans le noir – 4ème d’infanterie- oh alors ce n’est pas ici.  Allez voir à l’ambulance de la  9ème DI – Est-ce que vous vous moquez de moi ? Si vous n’avez pas enleva ces deux blessés dans 15 secondes, je vais vous montrer de quel bois je me chauffe ». Sur cette menace exempte d’aménité deux brancards sont immédiatement amenés pour mes deux blessés. Maintenant il va falloir retrouver mon échelon et ma batterie ce qui ne sera pas facile dans cette bagarre. De fait après avoir erré dans le village, demandé des renseignements de tous côtés, je ne peux arriver à savoir la route prise par la batterie.  Au hasard je me décide à prendre la route de Charpentry. A mi-chemin de ce dernier village j’aperçois vaguement dans les champs un bivouac. : Ce n’est malheureusement pas mon groupe mais le 45ème d’artillerie. J’hésite à bivouaquer près d’eux mais je pense qu’il est préférable dd pousser jusqu’à Charpentry où j’aurai peut-être quelques renseignements. De fait en y arrivant je retrouve mon groupe rassemblé dans un pré. Les sous-officiers se sont réfugiés dans une pauvre maison abandonnée pendant qu’on prépare notre soupe. A minuit seulement nous nous mettons à table et à une heure du matin je m’étends, éreinté, dans une grange voisine.

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3 septembre : A 4h45 après moins de 4 heures de repos, branle-bas de combat : un planton apporte au groupe l’ordre de partir pour Froidos en passant par Varennes et Neuvailly. Cette fois c’est bien la retraite qui reprend avec une grande ampleur. A 5h30 nous partons avec  le 89ème et le 46ème d’infanterie qui se sont battus toute la journée de la veille et qui viennent de Cierges. Nous traversons la coquette ville de Varennes puis Boureuilles. Il commence à faire déjà très chaud et comme nous arrivons à Neuvilly la chaleur est torride. Nous souffrons énormément mais les pauvres fantassins qui nous suivent sur la route souffrent encore plus que nous. Leur état est vraiment lamentable. A Clermont en Argonne les gens ont mis devant leurs portes des seaux pleins de vin et nous offrent à boire. A Auzeville  même spectacle : les gens avant d’abandonner leurs maisons vident pour nous les caves et les clapiers. Des volailles pendent accrochées par les pattes aux galeries d’avant-train des batteries de 75 qui passent sur la route. A 13h30 enfin nous atteignons Rarécourt où nous devons cantonner par ordre du général Gossart commandant la brigade. Le cantonnement consiste d’ailleurs à s’établir en formation de rassemblement entre la route et le chemin de fer départemental. Nous sommes tous extrêmement fatigués. Après un frugal repas, dès que la nuit arrive, nous prenons des dispositions pour coucher dans une chambre puisque nous n’avons pas d’ordre de départ. Il y a justement à l’entrée du village une grange pleine de blé dans laquelle nous entrons. Je tombe sur le premier tas de gerbes dans lequel je me butte et m’endors comme une masse.

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4 septembre : Il est dit que nous ne nous reposerons pas encore ici car en pleine nuit l’ordre nous arrive de partir encore une fois vers le sud. Les sections de munitions partent à 2 heures du matin, les colonnes légères à 3 heures et le groupe à 3h45. A 6 heures nous sommes à Foucaucourt et formons le parc au sud du village à côté du parc du 5ème CA qui est commandé par le lieutenant-colonel Guibert que j’ai connu chef d’escadron au 31ème d’artillerie. Il y a là un entassement formidable de voitures de toutes sortes et je profite du voisinage des colonnes légères pour faire le plein de munitions. Le temps continue à être superbe et un avion boche vient nous survoler insolemment.

A Foucaucourt le 4 septembre

A Foucaucourt

La journée se passe tranquillement sans autre incident, ce qui est normal car à cause de notre retraite rapide nous avons perdu le contact de l’ennemi. Nous pouvons donc nous reposer un peu et  prendre un repas copieux.

La nuit venue nous prenons nos dispositions de bivouac puisque nous n’avons pas d’ordre de départ. Pour moi ces dispositions sont très simples : je m’étends tout bonnement sous la voiture médicale et commence à m’y endormir lorsque je suis réveillé brusquement par le cri : »Nous partons ! » Oubliant que je suis couché sous une voiture je me lève d’un bond et me cogne violement le nez contre l’essieu de la voiture. C’est ma première blessure de guerre. Nous devons aller à Louppy le Petit,  toujours plus au sud, et pour préparer le cantonnement je pars vers 23 heures en passant par Evres, Vaubécourt, Villotte devant Louppy. La nuit est tellement noire que je manque de me perdre. Lisant les poteaux indicateurs comme les aveugles, avec mes doigts je parviens avec beaucoup de peine à trouver mon chemin. Quant à demander sa route il n’y faut pas songer : il n’y a personnes dans ces lieux déserts et surtout à cette heure.

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5 septembre : Au jour levant j’arrive enfin à Louppy le Petit où nous ne serons pas seuls à cantonner d’après ce que je vois : plusieurs officiers de logement venus comme moi pour préparer le cantonnement de leur unité sont à la mairie. Tant bien que mal on distribue à chacun un petit bout de village. Notre groupe obtient un petit bout de rue à l’est de l’église. Les batteries devant venir par la route de Lisle en Barrois je vais choisir un emplacement de parc au nord du village et y laisse un planton. Je redescends au village visiter le cantonnement du groupe et reconnaître l’abreuvoir lorsque je me heurte dans la rue à un infirmier du 5ème CA dans lequel je reconnais avec surprise le garçon qui me servait au restaurant Chartier ! Nous causons un peu et il m’explique que le groupe de brancardiers auquel il appartient doit également cantonner dans le village et ces messieurs les médecins de ce groupe, dont la plupart n’ont qu’un galon, peu habitués sans doute à coucher sur la dure gesticulent dans la rue à grands cris disant qu’ils n’ont point de lit et que c’est un scandale. Quant à mon groupe on lui octroie généreusement 2 lits pour 19 officiers. Pour ma part je m’en moque complètement car je n’imagine pas qu’on puisse dormir mieux dans un lit que sur la paille. Je remonte au-devant de mes batteries et je m’aperçois que l’emplacement reconnu par moi pour le groupe est déjà occupé par le groupe des sections de munitions. Je trouve heureusement un autre coin pour loger toute ma « harka » qui arrive bientôt. Nos pauvres chevaux sont de plus en plus éreintés mais par bonheur un renfort de chevaux arrive du dépôt de Vincennes sous la conduite d’un sous-officier à l’accent picard vraiment fort drôle.  Il nous arrive en même temps une voiture observatoire, gigantesque machine fort ingénieusement conçue mais dont nous ne nous servirons jamais. Le constructeur de cet appareil n’a oublié qu’une chose : c’est qu’une charpente aussi visible deviendrait immédiatement la cible de toute l’artillerie ennemie. Au parc se produit dans l’après-midi un accident qui aurait pu être très grave. Un brigadier de la 2ème batterie en nettoyant son revolver envoie une balle dans la cuisse d’un de ses camarades sans léser heureusement aucun organe essentiel. Comme nous arrivons au village pour nous installer nous trouvons notre maison prise par le commandant Garnier du groupe de 120 court et par son état-major. Nous nous installons tout de même et le calme de la journée nous permet de faire un repas pantagruélique. Le soir venu les officiers s’installent confortablement dans la grange voisine.

Carte 5 septembre

6 septembre : A 3h20 du matin alors que nous dormons profondément dans la grange qui nous abrite, un ordre nous arrive d’aller prendre une position de rassemblement dans le ravin de la Nausances près de l’artillerie de corps (45ème Régiment) au SE et à environ 800 mètres du village de Villers au Vent. Le départ a lieu vers 4 heures du matin par Louppy le Château et Fontenoy. En ce point le groupe quitte la route et part à droite à travers champs pour prendre position sur la rive gauche de la Nauzance. Les allemands tirent un peu dans cette région et à peine sommes-nous arrivés qu’un servant de la 2ème batterie est blessé à la jambe, peu gravement d’ailleurs. A ce moment nous arrive l’ordre verbal d’aller prendre position sur la voie romaine et de se mettre en liaison avec le général commandant l’artillerie.

un nouvel ordre du général commandant l’artillerie : Il faut aller prendre position au sud de l’étang du Grand Morinval aux environs de la côte 190. Nous reprenons donc la route de Villers aux Vents mais il est impossible d’atteindre le village la route étant très encombrée par l’artillerie de campagne. L’ordre est d’ailleurs inexécutable, la côte 190étant balayée par l’artillerie lourde allemande. Le combat est en effet fortement engagé déjà, ce qui montre que les allemands nous poursuivent de près, et vigoureusement. Le groupe fait donc de nouveau un à droite et longe la rive gauche de la Nausances. Malgré la violence du combat nous ne sommes pas trop inquiets. Il y a à côté de nous une division de  cavalerie comportant plusieurs régiments de cuirassiers et un bataillon de chasseurs cyclistes. La présence de  ces troupes d’élites nous rassure un peu. Cette division de cavalerie, la 7ème,  est commandée par le général d’Urbal. La 2ème et la 3ème  batterie prennent bientôt position au sud de la côte 160 entre le ruisseau et la lisère du bois. Quant à ma batterie, continuant son chemin, elle franchit la Nausances sur le petit pont de la côte 160 et s’engage dans le bois des Aunelles sur le chemin qui se dirige vers Villers aux Vents. Le chemin de terre où nous nous trouvons est si étroit que les roues de nos voitures frôlent les arbres. Si par malheur nous sommes surpris dans ce guêpier par l’artillerie allemande personne n’en sortira vivant. La position de batterie que nous devons occuper ne devant pas être très loin je cherche un moyen de faire déboîter mon échelon soit à droite soit à gauche de manière à pouvoir faire demi-tour au besoin. L’aperçois enfin à gauche une petite clairière dans laquelle je range mes voitures après leur avoir fait faire demi-tour. Je suis déjà en meilleure posture en cas d’accident et à peine cette décision est-elle prise que le capitaine, aussi inquiet  que moi, me donne l’ordre de retraverser le ruisseau et de l’attendre au sud de la cote 160, mais à cet endroit il y a déjà beaucoup de monde puisque les 2ème et 3ème batteries y sont déjà en position, sans compter le groupe de 120 court qui, un peu en arrière de la lisière du bois, tire sans arrêt. Je vais donc m’établir un peu plus loin à 200 ou 300 m du ruisseau et j’attends. Comme pour justifier mes craintes les obus boches commencent à arriver dans le bois Aunelles. La batterie, qui a beaucoup de mal à se mettre en position dans un fort mauvais terrain et qui commence à tirer sur le bois des Argonnelles est soumise de la part de l’ennemi à un feu assez violent. Mon camarade Chavanne, l’adjudant Lemasson et le médecin auxiliaire Debray reçoivent chacun plusieurs éclats d’obus,  heureusement assez amortis et qui ne fon aucunes blessures. Le tir est cependant dans la batterie puisque deux chevaux sont tués. La batterie parvient cependant à tirer une centaine de coups de canons lorsqu’arrive vers 11 heures l’ordre de se replier vers Laimont. Quand donc finira cette retraite ? Pour ma part je me dirige vers Fontenoy à travers champ, ce qui est fort pénible vu l’état de fatigue de nos pauvres chevaux. Chemin faisant je rencontre un fourgon à vivres d’une ambulance du 5ème CA, dessellé et abandonné un plein champ. Il est plein de pain, de conserves, de sucre et de café ! Quelle aubaine si nous pouvions l’emmener mais malheureusement je dois y renoncer n’ayant aucun cheval disponible en ce moment. J’arrive enfin à Laimont où je retrouve les batteries et nous continuons notre chemin vers Bar le Duc. A  cet endroit une bien mauvaise nouvelle nous attend. Une grande affiche blanche placardée sur un mur nous apprend que le gouvernement se retire à Bordeaux. Malgré toutes les raisons données pour justifier ce  départ, décidé « pour renforcer l’action militaire » et pour « laisser le gouvernement plus libre » malgré toutes les phrases rassurantes et toutes les espérances cette nouvelle me met la mort dans l’âme. A peine avons-nous quitté le carrefour qu’on nous annonce la mort du général Roques commandant la 10ème division qui vient d’être tué d’une balle au front sur la route de Brabant à Laheycourt près de la chaussée de l’Etang. Le groupe devant protéger la retraite la 2ème et 3ème  batteries sont mises en position au sud du bois Bugué quant à la première batterie elle s’établit plus en arrière vers la côte 194. La route est toujours encombrée de la même manière et les convois de blessés sont toujours aussi lamentables. Pour ma part je vais ranger mes caissons un peu plus loin sur la route vers la côte 201.Quelques heures se passèrent ainsi pendant lesquelles je cherche à me renseigner sur ce qui se passe mais c’est bien difficile. Si nous ignorons à peu près complètement ce qui se passe devant nous, nous ignorons totalement ce qui se passe sur les autres points du front. Quelques sombres nouvelles circulent cependant colportées par des oiseaux de mauvais augure comme notre camarade Dinet que, pour cette raison, nous avons surnommé « le ????? ». Prise de Lille, les allemands à Compiègne, etc… Tout cela me parait tellement stupide que je n’y veux pas croire mais cependant ce silence persistant sur nos opérations militaires commence à m’inquiéter beaucoup. Même pour ce qui se passe devant nous impossible d’être fixé. Un fantassin que j’interroge m’affirme que l’une des divisions du corps d’armée a été embarquée à destination de Creil. En réalité je devais apprendre plus tard que les troupes embarquées pendant que nous faisions le 2 septembre la conte attaque de Cierges étaient le 4ème CA tout entier, débarqué sur l’Ourcq quelques jours après et qui devait prendre à la bataille de la Marne la part que l’on sait.
Vers 13 heures la 3ème batterie vient nous rejoindre et se place à notre gauche. La 2ème batterie restée seule à la position avancée reçoit l’ordre vers 16h30 de tirer sur les routes de Laimont à Revigny, de Laimont à Brabant puis sur le bois de la Penthièvre. A 17 heures le mouvement de repli de nos troupes commence à se dessiner. L’infanterie et l’artillerie de campagne se replient en     arrière de nous et cela m’inquiète car nous n’avons pas d’ordres. Posté sur la route je vois arriver à vive allure le commandant qui me crie : « Nous franchissons le ruisseau ! » Je ne comprends rien à ce renseignement et avant que j’aie eu le temps de demander des explications complémentaires le commandant est déjà loin. Derrière suit la 2ème batterie ayant à sa tête le capitaine d’Ainval qui m’indique la direction de Fains. Tout cela est de moins en moins clair : ces ordres sont-ils pour nous ou devons-nous en attendre d’autres ? Le mouvement de  retraite s’accentue de plus en plus et nous n’avons toujours pas d’ordres. Je me renseigne auprès des passants : un lieutenant qui revient de Laimont et auquel je demande si il y a des troupes françaises à cet endroit me répond : »Oui, j’ai rencontré un soldat du 45ème mais je crois bien que c’est tout ! » Un lieutenant du 30ème d’artillerie qui revient avec son chef d’escadron est plus affirmatif : « En traversant tout à l’heure Laimont en flammes j’ai reçu des coups de fusil. » Il n’y a donc personne dans Laimont si ce n’est des blessés et des morts, personne devant nous et les premières lignes d’infanterie sont celles que j’aperçois derrière moi vers la route de Varney à Chardogne. Muni de ces renseignements je retourne vers la côte 194 où se trouve la batterie et prenant le capitaine à part je lui communique ce que je sais : les premiers français sont à 1 km derrière nous et les boches dont rien ne nous sépare ont dépassé Laimont. Malgré l’absence d’ordres je lui conseille vivement de se replier : « jamais ! me dit il le colonel a voulu me punir l’autre jour pour une initiative de ce genre. Cette fois ci je ne bouge pas ordre dussé-je me faire prendre ou même tuer ! » - « Et bien mon capitaine, quant à moi je m’en vais ! Je suis responsable de ma section et je ne la laisserai pas prendre aussi bêtement puisque nous n’avons plus rien à faire ici. Au revoir !» Le capitaine Neuvielle, entièrement de mon avis a déjà fait prendre à ses pièces les dispositions de route, ses voitures sont attelées, prêtes à repartir en arrière.  Le capitaine Meckler ne s’est d’ailleurs pas contenté d’attendre tranquillement pris ou tué. Il a pris ses dispositions pour écarter le plus possible  cette éventualité et à cet effet il a envoyé dans le petit bois le Moulin l’adjudant Lemasson avec des servants armés dont la mission sera d’abord de faire le guet et de s’opposer le cas échéant à une infiltration trop rapide des boches dans le bois. Nous en sommes là de notre discussion le capitaine et moi et je m’apprête à partir lorsque l’adjudant Lemasson revenant auprès du capitaine lui dit : « les allemands descendent les pentes nord du ravin qui est à 300 mètres devant nous ! » Sans attendre la décision du capitaine je fais monter mes hommes à cheval et nous partons pour nous arrêter d’ailleurs à une centaine de mètres de là, le capitaine m’ayant crié : « attendez-moi ! Je pars » A ce moment je vois venir vers moi se dirigeant vers la batterie au grand galop de son cheval Dinet « le ?????? ». Je l’interpelle : « Hé ! Dinet ! Que se passe-t-il ? » Se croyant à Waterloo il me répond d’une voix que la colère étrangle : « M…. ! » Que lui ai-je fait, grands dieux ! pour qu’il me traite de la sorte ? Dinet ayant sans doute confirmé au capitaine l’ordre de retraite la batterie me rejoint quelques instants après. Pendant ce temps la nuit est tombée et il fait presque noir quand nous arrivons à la bifurcation de la route de Varney où il y a un embouteillage assez grand. A cet endroit nous rencontrons le colonel Peyronnet ??? grillant son éternelle cigarette. Le capitaine s’avance vers lui et lui raconte ce qu’il vient d’apprendre : « Il n’y a plus aucunes troupes françaises devant nous. Les allemands ont dépassé Laimond et descendent le ravin de Nappont. » Le colonel, retirant d’un geste dédaigneux sa cigarette de sa bouche, lui répond d’un ton méprisant : « il y a longtemps que nous le savons ! » Alors pourquoi nous laisser sans ordres et comment qualifier cette négligence ? Nous recevons cependant un ordre : celui d’aller nous placer au sud de Fains. Nous n’en sommes guère qu’à 3 ou 4 kilomètres mais la route est si encombrée que nous n’arrivons pas avant 10 heures du soir dans le fond du vallon à 20 mètres au sud-est de Fains. Nous nous établissons en bivouac et après avoir mangé vers minuit une soupe confectionnée à la hâte je m’étends sur le sol, roulé dans mon manteau. Où sont les autres batteries ? Nous n’en savons trop rien lorsqu’une reconnaissance envoyée aux environs pour examiner les lieux nous informe que les deux autres batteries sont un peu plus haut vers les carrières.

Le train régimentaire à Bar

7 septembre : Au jour levant je suis debout et la première chose que j’aperçois sur la crête derrière moi, ce sont des soldats creusant des tranchées. Leur uniforme sombre m’intrigue. Je m’approche et je reconnais des chasseurs alpins. J’apprends par eux que le 15ème CA (de Marseille) vient de débarquer dans la région de Bar le Duc et qu’il est en réserve derrière nous. Ce renfort est appréciable, surtout les deux bataillons de chasseurs alpins, les 6ème et 29ème qui sont des troupes d’élite et qui ne failliront pas à leur réputation. Regardant de l’autre côté, vers le nord-ouest, je remarque que la colline qui nous surplombe a un aspect très particulier : «  cela sent le romain » comme dit un des personnages de la Grammaire de Labiche. Je ne crois pas me tromper et malgré ma fatigue mon amour de l’archéologie entrainement et j’escalade rapidement la colline. C’est à n’en pas douter un oppidum gallo-romain et la carte d’état-major que je consulte me confirme cette hypothèse. Le périmètre du camp est encore nettement dessiné, les rampes d’accès sont encore visibles ainsi que certaines traces de circonvallation. C’est probablement un des nombreux camps jalonnant  la voie romaine de Chalons à Toul. L’amour de l’archéologie ne m’empêche pas d’être attiré par des choses plus palpables : les pentes de ces hauteurs sont couvertes de champs de haricots et je pense que nous pourrons bien en cueillir un peu. Si c’est cela que les civils appellent du pillage, et bien ! Tant pis ! Nous serons pillards mais nous mangerons des haricots verts !  Nous ressentons tous un besoin urgent de changer de nourriture. Voilà plus de quinze jours que nous sommes au régime du « singe » et du pain moisi avec une soupe très sommaire tous les deux jours et nous n’en pouvons plus. La dysenterie sévit d’une manière affreuse et presque tout le monde en est atteint sauf ceux qui, comme moi, ont la patience d’éplucher leur pain et ne boivent jamais d’eau. Malgré les fortes chaleurs de ces jours derniers j’ai eu le courage d’appliquer cette consigne alimentaire et je m’en trouve fort bien : un peu de café léger suffit à me désaltérer. Presque tous les officiers du groupe sont atteints et mon camarade Chavane est si épuisé que nous devons provisoirement l’évacuer sur le train régimentaire. Il semble, chose curieuse, que les plus vigoureux sont les plus déprimés par le mal. Contre cette grave affection nous n’avons à notre disposition qu’un seul remède, si on peut appeler cela un remède : les pilules d’opium qui cachent le mal sans le guérir. Ses propriétés soporifiques ajoutent encore à l’état d’impuissance et de fatigue causé par la maladie elle-même. La situation sanitaire commence à ne pas être brillante : le temps heureusement se maintient au beau et au sec mais pour combien de temps encore ?
Avant de noter les événements qui constituèrent pour nous la bataille de la Marne il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’ordre des troupes qui prirent part dans notre secteur à cette victoire mémorable. Notre armée, la 3ème, commandée par le général Sarrail occupe actuellement ler front depuis Revigny jusqu’aux abords de Verdun, face au nord-ouest. Elle se compose de la gauche à la droite du 15ème CA (Gal Espinasse) comprenant la 29ème DI (Gal Carbillet) et la 30ème DI (Gal Colle). Au milieu le 5ème CA comprend la 9ème DI (Gal Martin) et la 10ème DI (Gal Roques), le corps étant commandé par le Gal Micheler. La droite est occupée par le 6ème CA  (Gal Verroux) comprenant la 12ème DI (Gal Herr) la 40ème DI (Gal Leconte) et la 1047ème brigade (Gal Estève). Vers la droite  cette armée se relie à la défense mobile de Verdun (Gal Heymann), vers la gauche se relie à la 4ème armée (Gal de Langle de Cary) composée des 17ème CA, 12ème CA, 2ème CA, 21ème CA, et Corps Colonial. En arrière de nous sur les Hauts de Meuse se trouvent 3 divisions de réserve. L’armée allemande qui nous fait face est toujours celle du Kronprinz allemand, la 5ème, comprenant les 6ème, 13ème et 16ème CA (de Metz), les 5ème et 6ème corps de réserve, soit 5 corps contre 3.
La matinée se passe pour nous dans le plus grand calme. Vers huit heures cependant le commandant reçoit l’ordre de reconnaître un chemin d’accès pour  se mettre en batterie du ôté » de Vassincourt de façon à battre Revigny, Brabant et Limond, mais le groupe ne bouge pas. Continuant à me promener je monte jusqu’aux carrières où sont les autres batteries du groupe. Toujours peu de nouvelles officielles, cependant nous apprenons qu’une sortie de la garnison de Verdun a permis de capturer une partie du parc d’artillerie du 16ème CA. Au cours de ma promenade je rencontre Deguy, un de mes camarades de Centrale lieutenant dans une section de munitions au 30ème d’artillerie. les ordres n’arrivent toujours pas pour nous et j’en suis d’autant plus étonné que le combat a l’air d’être violemment engagé à notre gauche, les allemands poussa    nt avec énergie dans la trouée de Revigny, essayant de nous séparer de la 4ème armée et du 2ème CA qui tient la droite. Heureusement que le 15ème CA vient d’entrer en ligne de ce côté ! Enfin à 11 heures l’ordre arrive pour le groupe de se rendre en position de rassemblement dans le ravin à l’est du village de Venise. A 12h15 nous partons. Comme nous traversons Fains, un officier d’administration ou peut être un médecin se précipite vers moi et me dit : « Lieutenant ! Nos affaires marchent très bien. Une grande bataille est engagée près de Paris et se dessine favorablement pour nous. C’est une victoire ! Nous avons ordre de le faire savoir partout ! » J’ai bien envie de faire taire cet énergumène qui ose parler de victoire quand on se bat près de Paris ! mais je me contente de ne pas lui répondre et garde pour moi ses propos fantaisistes. Une victoire, passe encore, mais près de Paris, est-ce possible ?
L’intention du commandement est, parait-il, de faire reprendre les positions de la veille et en attendant de nouveaux ordres nous nous formons dans le ravin du moulin de Fossé, un peu plus loin que le moulin. Il fait une chaleur intense dans ce ravin en plein soleil où nous passons tout l’après-midi. Le combat qui avait été violent le matin s’est engagé beaucoup plus faiblement vers midi. A 15h45 cependant le Gal commandant le 5ème CA demande une de nos batteries pour appuyer l’attaque d’une division sur Laimont. Cette préparation d’attaque se déclenche à 17 heures pour l’artillerie mais l’attaque d’infanterie n’a pas lieu. Vers 18 heures on n’entend pour ainsi dire plus rien et à 18h30 nous recevons l’ordre de retourner à Fains sans avoir mis en batterie. Pour cette nuit nous nous établissons en bivouac sur les hauteurs à l’est de Véel d’où nous dominons tout le pays avoisinant. Au loin plusieurs villages flambent lugubrement, sans doute Laimont et Louppy le Petit. Malgré l’heure tardive nous faisons la soupe, dont nous avons tant besoin pour nous restaurer. Les haricots des champs voisins constituent comme d’ailleurs au déjeuner le plus bel ornement de notre repas du soir. 

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8 septembre : Pendant la nuit violente attaque sur notre gauche et de très bonne heure le combat se rallume à gauche du côté de Mussey où se trouve le 15ème CA. Quant au 6ème CA il est toujours à notre droite en liaison avec les divisions de réserve de la place de Verdun. Nous pensons bien que nous n’allons pas moisir ici et, de fait, à 4h30 l’ordre nous arrive de nous rendre à vive allure à Venise où nous nous mettons en liaison avec le général commandant la 18ème brigade d’infanterie. Au PC de cette brigade nous voyons 5 prisonniers allemands fort arrogants. L’ordre nous est donné de pousser jusqu’à Chardogne où nous arrivons à 7h15, formant le parc à l’entrée du village. Dans les champs avoisinants en t en particulier vers le carrefour avant le village quelques tranchées ont été ébauchées. Nous restons d’ailleurs peu de temps à cet endroit et à 7h30 nouveau départ dans la direction de Louppy. Le village de Chardogne est occupé actuellement par un régiment de cavalerie,  le 8ème régiment de chasseurs à cheval et dans chaque escadron les officiers sont en train de passer l’inspection de leurs hommes comme au quartier. Cela nous étonne un peu.
Comme nous longeons le bois du Chêne nous sommes salués par plusieurs obus de 77 qui heureusement ne  nous font aucun mal. En fin à 8h10 nous nous arrêtons en formation de rassemblement près de la route et au sud de la Nausonce, attendant les ordres qui nous arrivent à 8h30. Il faut se mettre en batterie au nord du ruisseau derrière le bois de Haraumont. A peine en position nous ouvrons le feu à bonne portée sur une batterie en position, parait-il, sur la croupe au nord du bois de la Petite Boulaire, sur la lisière du bois des Aunelles et sur le ravin de Louppy le Château. Les allemands ne répondent d’ailleurs que faiblement et à 12h30 nous recevons l’ordre de tirer sur le village de Louppy le Château, que nous avons perdu la veille, pour appuyer une attaque du 131ème d’infanterie. A 13h30 le général demande de reporter le tir vers la lisière du bois des Aunelles au S.O. de Louppy le Château. Ma batterie tire ainsi pour sa part plus de 440 coups. Nous apercevons au loin les fumées de 3 villages en flammes qui sont probablement Laimont, Louppy le Château et Fontenoy. Encore une fois nos canons nous causent des ennuis et au bout de 440 coups nous refusent tout service. Heureusement que le combat parait s’éteindre et en effet à 18h15 après que nous avons fait sur place un repas sommaire nous recevons l’ordre d’aller bivouaquer dans le ravin à l’est de Venise. Nous repassons donc par Chardogne et le chemin de terre qui arrive juste au moulin de Fossé, chemin très mauvais sur lequel nous avons beaucoup de mal à passer car il est encombré de troupes qui bivouaquent. Enfin, après avoir renversé sens dessus dessous la voiture médicale nous arrivons au moulin de Fossé où nous nous établissons en bivouac. Pour ma part je prends les mêmes dispositions que la veille, c'est-à-dire que je m’étends à terre, roulé dans mon manteau et harassé de fatigue.


9 septembre : A 1h30, ordre de départ ! Ce n’est donc pas encore aujourd’hui que nous nous reposerons. Reprenant une fois de plus la route de Fains puis continuant par Véel nous allons nous reformer en bivouac à la sortie ouest de ce village vers la côte 238 où nous nous arrivons à 3 heures du matin. A peine descendu de cheval je tombe sur le bord de la route et m’endors immédiatement dans le fossé mais pas pour longtemps d’ailleurs car à 4h30 le cri : « A cheval » me réveille en sursaut. Il faut repartir et une fois de plus vers l’ouest. Nous devons nous rendre à la ferme du Goulot à l’est de la cote 204 pour participer à une attaque sur Vassincourt. Les allemands ont prononcé en effet dans la journée d’hier une très forte attaque qui a fait plier la gauche du 15ème CA et la droite du 2ème  CA. Prenant pied dans la forêt de Trois Fontaines ils menacent de nous séparer de la 4ème armée. Le 2ème CA a perdu Pargny, le 15ème a abandonné Vassincourt et Mognéville et c’est pour la reprise de ces 2 villages que le combat va s’engager. Je me demande cependant pourquoi on fait ainsi promener le groupe puisque les 4 pièces de notre batterie et presque toutes celles du groupe dont hors service, toujours pour les mêmes raisons. Nous partons donc dans la direction de la ferme dans les champs à droite de la route. C’est bien de ce côté qu’a l’air de vouloir s’engager le combat. Le but des allemands est, poursuivant leurs succès de la veille, de marcher vers Saint Dizier en nous coupant de l’armée voisine la 4ème. Cette dernière est commandée par un officier de valeur, le général Langle de Cary, mon ancien commandant de corps d’armée au Mans. La présence de ce général énergique me rassure un peu. Le combat est donc fortement engagé au moment où nous arrivons et les allemands battent toute la région à coups de shrapnells qui, heureusement, éclatent toujours très haut et ne nous font aucun mal. Je reçois sur mon brodequin une balle en plomb dont je ne m’aperçois même pas. Malheureusement sur la ferme du Goulot les obus tombent avec une précision meurtrière et en voyons de loin les effets. Sur la crête au nord de la cote 204 les obus tombent également et un groupe de 75 qui vient pour s’y mettre en batterie est littéralement dispersé à coups de canon. Il faut pourtant que nous passions à cette ferme du Goulot puisque nous devons nous mettre en batterie derrière la coter 204. Par un bonheur inouï le mouvement s’exécute sans incidents et en particulier nous traversons sans encombre ce dangereux carrefour où s’étalent déjà de nombreux chevaux morts et des voitures renversées. Les batteries se placent le long de la route derrière la cote 204 et l’échelon sous mon commandement un peu en arrière dans le ravin au sud du bois Saint. Martin. Là aussi les obus sont tombés et de nombreux chevaux morts sont étendus sur le sol. De 6h30 à 6h45 les batteries ouvrent le feu sur Vassincourt et la route de Contrisson. Le combat est toujours très violent et le tir de l’artillerie est toujours intense lorsque vers 8 heures le 5ème corps nous rappelle à la rescousse un peu plus à droite où le combat est tout aussi violent. Au cours de ces combats le colonel Malleterre du 46ème régiment, commandant provisoirement la 19ème brigade, est blessé gravement. Nous reprenons donc à nouveau le chemin de Véel en passant par le très mauvais sentier au sud du bois Saint Martin, mais comme nos canons sont toujours hors service le commandant nous fait arrêter à Fains pour procéder à une réparation de fortune. Nous nous mettons au travail avec acharnement et au bout de quelques heures nos  pièces sont à nouveau en état de tirer. A 15 heures nous somme s appelés à rejoindre d’urgence les 2 autres batteries parties du côté de Loupy le Petit. Il semble que nous n’avons pas beaucoup reculé mais en arrivant à Chardogne j’apprends que le village de Louppy le Petit vient d’être à nouveau enlevé par les allemands. Nous rejoignons bientôt les deux autres batteries du groupe qui sont en positions dans un ravin à quelques centaines de mètres au sud-est de Condé et c’est là que nous mettons également en batterie vers 18 heures avec comme objectif la zone entre Lisle en Barrois et Louppy le Petit. A peine ne position nous commençons à tirer car la situation est grave et les mauvaises nouvelles se succèdent : les allemands viennent de s’emparer de Louppy le Petit dont nous ne sommes guère qu’à 2000 ou 2500 mètres. Si cela continue nous allons être forcés de nous replier. Pour augmenter nos inquiétudes un avion allemand vient nous survoler à assez basse altitude et nous nous demandons ce que la journée du lendemain va nous réserver si nous ne changeons pas de position. La nuit arrive d’ailleurs bientôt, pleine d’un redoutable inconnu et pour comble de malheur la pluie se met à tomber avec violence et nous n’avons pas le moindre abri. Accroupi sur mes talons je m’adosse à un arbre et j’essaye de m’endormir malgré la pluie qui m’inonde. Je n’arrive d’ailleurs qu’à somnoler car on ne peut vraiment pas dormir dans de pareilles conditions. A notre gauche la situation est plus calme : Mognéville et Vassincourt auraient été, paraît-il, repris.

Nettoyage du canon

Nettoyage du canon

Br Renaud, S-chef Allanic, C.st Leroy

L'inspection du canon

Le clocher de Beauzée

10 septembre : La nuit n’interrompt pas le combat et vers 2 heures du matin alors que la pluie fait rage une terrible fusillade d’une intensité rare éclate devant nous. En un clin d’œil nous sommes debout et chacun se demande avec anxiété ce qui se passe et si nous n’allons pas être obligés une fois de plus de nous replier. A 4 heures enfin l’ordre nous arrive d’avoir à ouvrir le feu sur le bois de la Charpentière ainsi que sur Louppy le Petit. A 6 heures changement d’objectif : il faut tirer sur le bois situé entre Rembercourt aux Pots et le bois de Père Bœuf. A 8 heures nous reportons notre tir encore plus à droite, au sud de Rembercourt où se trouve, parait-il, une artillerie qui gêne beaucoup le 6ème CA. Ce corps d’armée vient de subir cette nuit une attaque d’une violence rare : Courcellles, Rembercourtla VAUX Marie doivent être abandonnés. Le front est maintenant établi sur Condé, Erizé la Grande, Erizé la petite, Chaumont et Neuville. La situation de nos troupes est vraiment paradoxale puisque, comme à Valmy, nous semblons  attaquer la France et les allemands la défendre. Nous combattons en effet presque face à l’ouest puisque la gauche de notre armée, le 15ème CA  est au sud de Magnéville pendant que la droite, le 6ème CA est à Neuville. Si ce n’était que cette situation paradoxale nous aurions confiance tout de même : ayant vaincu à Valmy nous pouvons vaincre ici mais il y a une autre chose très inquiétante  que je n’avais pas remarquée  et sur laquelle le capitaine attire mon attention. Si nous entendons le canon au nord, à l’ouest et au sud-est,  nous l’entendons aussi au nord-est, à l’est, et au sud-est ! Ainsi donc sauf au sud un cercle de feu nous entoure. Le capitaine es moi pensons tout bas : « c’est un nouveau Sedan qui se prépare ! » Naturellement je garde ces observations pour moi et conserve devant mes hommes un visage impassible comme si je n’éprouvais aucune inquiétude. Les allemands attaquent certainement derrière nous la ligne des Hauts de Meuse gardés par les forts de Troyon et du Camp des Romains. Nous continuons à tirer ainsi jusque vers 10 heures du matin sans  que l’ennemi réponde sensiblement puis la fusillade s’éloigne. De nombreux blessés passent sur la route ainsi que quelques prisonniers allemands et des isolés, tous dans un état de saleté repoussante. Ayant passé la nuit la nuit couchés dans la boue ils se sont enduits des pieds à la tête d’une épaisse couche de terre qui les fait ressembler à des soldats habillés en kaki. Ces isolés sont des hommes ayant perdu leur unité et qui se replient vers l’arrière mais je fais aujourd’hui la même remarque que dans les derniers jours du mois d’août : dans ces isolés il n’y a pas un seul gradé, même subalterne : donnant l’exemple ils se font tuer sur place. Les isolés ne vont d’ailleurs pas bien loin car à Hargeville la gendarmerie les arrête et les renvoie en avant par groupes de 15 à 20 hommes. Les durs combats subis depuis quinze jours et la pénible retraite ont déprimé le moral des mieux trempés et le commandement a dû réagir avec une vigueur exceptionnelle pour remonter ce courant de démoralisation. L’autre jour près de Venise les gendarmes ont du barrer la route le mousqueton en joue pour arrêter les fuyards. Les éléments de tête de ma batterie ont assisté l’autre jour à une terrible scène sur la route de Laimont. Un général, que je me souviens d’avoir rencontré près du carrefour de  la cote 193 et qu’on me dit être le général Micheler, aperçoit un fantassin sans arme qui se replie vers l’arrière : « Où vas-tu ? –Je n’en sais rien mon général ! – Où est ton  sac ? – Je l’ai jeté ! – Et ton fusil ? – Je l’ai jeté aussi ! » Le général sort alors son revolver et étend le soldat raide mort à ses pieds.
Voyant un de ces isolés passer sur la route je l’interroge : « Où vas-tu mon vieux ? – Ah ! Je n’en sais rien ! j’suis du 82 et j’ai perdu mon régiment – Ce n’est pas une raison pour t’en aller à l’arrière. Je ne sais pas où est le 82 mais le 180 est devant nous. Tu es ici pour tuer  du boche et si tu n’en tues pas avec le 82 tu peux en tuer avec le 131. Pourquoi ne rejoins-tu pas ce régiment ? Ah çà, c’est vrai ! «  répond ce brave homme convaincu par cet argument sans réplique : il fait demi-tour et retourne à la bataille.
Le temps étant toujours mauvais je me décide, en prévision de la nuit prochaine à me construire un abri. Sur le penchant de la croupe où est installé mon échelon, à 300 mètres derrière la batterie je me creuse, aidé de mon ordonnance, une petite fosse ayant les dimensions de mon individu et profonde de 30 à 40 cm. Avec quelques branches, des feuilles et de la terre j’édifie par-dessus une manière de toit, réalisant ainsi une habitation que je juge acceptable bien que peu étanche. Je serai tout de même mieux là que l’autre nuit le long de mon tronc d’arbre.
Le matin mon camarade Guilmin en liaison à Condé nous dit que la bataille engagée est décisive et qu’il faut absolument tenir 4 ou 5 jours sans faiblir. Depuis deux jours, nous n’avons perdu en somme que fort peu de terrain : pour la journée d’aujourd’hui le combat semble  terminé puisque vers 15 heures le mouvement offensif de l’ennemi s’est arrêté. Pour nous la résistance sera chose facile mais notre malheureuse infanterie sera-t-elle capable de tenir encore deux ou trois jours ? Je suis cependant rempli d’espoir lorsque peu après 15 heures le combat recommence avec une violence redoublée. La canonnade est surtout intense jusqu’à 15h45 et un servant de la 3ème batterie est blessé d’un éclat à la cuisse. Des éléments d’infanterie commencent à se replier et de nouveau la situation parait critique. Si comme je le crains nous devons battre en retraite le village d’Hargeville sera pour nous un point de passage obligé et il est à craindre que des embouteillages se produisent, embouteillages qui pourraient bien devenir tragiques pour peu que les allemands tirent sur le village. Redoutant cette éventualité le capitaine me charge de reconnaître un chemin contournant le bois de la Fontaine et permettant d’atteindre Vavincourt sans passer par Hargeville. Je pars donc immédiatement à travers champs au grand galop de mon brave Agio et, au bout d’une heure de chevauchée, je finis par trouver un chemin praticable qui rejoint la route de Vavincourt en passant par le ruisseau à gué. Comme je traverse ce dernier village un paysan, qui se prépare à partir avec son bétail me demande si je pense que les allemands vont occuper le village. Je lui laisse espérer que non, mais lui conseille tout de même de se tenir près à toute éventualité. Pour rejoindre ma batterie je refais en sens inverse le même chemin que je viens de parcourir pour être bien sûr  de reconnaître la route. Lorsque j’arrive près de la position je me demande avec anxiété quelle nouvelle je vais trouver à mon retour, c’est pourquoi, tout en avançant, je cherche à percer la pénombre de toute la force de mon regard. J’aperçois bientôt avec plaisir que les batteries sont toujours en position mais c’est surtout vers la voie de chemin de fer que mes yeux sont dirigés, là où je me suis aperçu du mouvement de replis de l’infanterie. Je ne distingue pas la voie ferrée, mais seulement une longue haie noire que je ne me souviens pas d’avoir aperçu dans la journée. A mesure que j’approche il me semble que cette haie bouge : sans doute une hallucination. Je presse mon cheval et suis maintenant à la batterie : la haie en marche est une longue colonne d’infanterie qui se dirige vers Condé c’est à dire vers le boche. Cette vue me remplit d’une joie sans mélange qui s’augmente encore lorsque je rejoins le capitaine. Bien que l’Isle en Barrois soit tombé aux mains de l’ennemi nous tenons solidement en avant de Condé et l’avance allemande est enrayée. Pendant toute ma reconnaissance un avion allemand nous a survolés. Nous bivouaquons donc sur la position, moi dans mon trou mais je n’arrive pas à dormir à cause du froid.

 

11 septembre : Je sors de mon trou au jour levant complètement gelé et les membres ankylosés. Heureusement mes poilus ont fait du café et chacune de mes pièces m’en offre un quart ce qui me redonne un peu de calorique. A 7 heures du matin le combat recommence violent entre les deux artilleries. Les mêmes objectifs que la veille nous sont donnés et nous les battons systématiquement. Malheureusement nos pièces se détraquent les unes après les autres et au bout de peu de temps le groupe n’a plu que 3 canons en état de tirer. Nos malheureux servants complètement épuisés par les nuit sans sommeil, part la mauvaise nourriture et par le dur travail qui leur est demandé font cependant les plus grands efforts pour remettre les canons en état sous notre surveillance mais ces réparations de fortune sont bien précaires. Pour ma part j’ai bien peu de choses à faire puisque mon échelon est à 100 mètres derrière les batteries, dans un champ de betteraves, et que les colonnes légères sont à Hargeville bien placées pour m’apporter rapidement les munitions. N’ayant rien de mieux à faire je prends un poste d’observation pour examiner les environs et tâcher d’avoir des nouvelles. Les « bobards » circulent naturellement plus que les nouvelles exactes. On me raconte  en particulier que dans les combats des deux jours précédents plusieurs caissons ont été pris aux allemands ainsi qu’une voiture de la Crois rouge contenant deux mitrailleuses. Cette infamie ne m’étonne d’ailleurs pas de la part de nos ennemis.

Le tir de l’artillerie ennemie devient assez vif dans notre région. Un groupe de 75 en bivouac sur la crête entre Condé et nous est fortement pris à parti et les obus tombent en plein au milieu des pièces qui rendent 10 coups pour un. Malheureusement nous voyons plusieurs hommes de cette batterie tomber, morts ou blessés. Un autre groupe, du 45ème d’artillerie, le 4ème, est en batterie à notre gauche au sud-est de la cote 251 et tire, lui aussi, par violentes rafales. Les allemands lui répondent par des rafales non moins violentes de 105 ou de 150 qui heureusement sont trop longues de 200 ou 300 mètres et tombent sur un groupe de machines agricoles abandonnées par les paysans ; les allemands prennent sans doute cela pour une batterie. A plusieurs reprises le groupe déclenche des rafales de 200 à 300 coups et,  chaque fois, une bordée de 105 tombe derrière le groupe. Au bout d’un certain temps les allemands s’aperçoivent de leur méprise et raccourcissent leur tir. Une rafale tombe au milieu de la batterie de droite, la 12ème du 45ème, tuant ou blessant plusieurs hommes dont l’adjudant. Sous ce coup les hommes se dispersent et vont chercher un abri dans un boqueteau le long de la pente, mais au bout de quelques minutes tous les hommes rejoignent leurs pièces et reprennent le tir. De notre côté, aucune perte bien que les obus ne tombent pas loin de nous et que les éclats volent de tous côtés. Une compagnie d’un régiment du 15ème CA vient s’établir en réserve à la gauche de notre position de batterie. Elle est commandée par un lieutenant à l’air désabusé et, sachant que le 15ème CA est entré en Lorraine et qu’il est allé jusqu’à Château Salins je crois trouver en eux des mentalités de vainqueurs .Mais hélas ! C’est à des vaincus que je m’adresse car le corps d’armée a été battu à Verganville, à Biderstroff et autres lieux : « Si votre infanterie est aussi mauvaise que la nôtre me dit le lieutenant, nous sommes perdus. » Ce sombre pronostic ne met pas en gaieté ! Continuant ma promenade autour de la batterie je vais sur la route où se trouve le train de combat d’un régiment du 5ème CA avec le lieutenant porte drapeau. Je crois trouver près de celui-là quelques encouragements mais il se contente de me communiquer un numéro du « Bulletin des armées », publication officielle destinée à servir d’organe d’information pour les soldats du front. J’ouvre avidement ce bulletin qui porte le N° 21 et la date du 4 septembre 1914 et, stupéfait, je lis ceci : « Armée de Paris. Aucun contact ne s’est produit depuis hier avec l’ennemi signalé dans la région Compiègne Senlis ». Ainsi ce que nous entendions depuis plusieurs jours est donc vrai ! Les allemands sont à Compiègne et Senlis ! Quant à cette fameuse bataille victorieusement livrée près de Compiègne personne n’en parle ! Peut-être, à l’heure actuelle, Paris est-il attaqué. Heureusement que la grande ville a un défenseur digne d’elle puisque le même Bulletin nous apporte la proclamation de Galliéni : « Armées de Paris, habitants de Paris ! Les membres du gouvernement de la République ont quitté Paris pour donner une impulsion nouvelle à la défense nationale. J’ai reçu le mandat de défendre Paris contre l’envahisseur. Ce mandat, je me remplirai jusqu’au bout ! » 

Pendant que je bavarde avec ce lieutenant porte drapeau, les obus continuent à pleuvoir à notre droite et à notre gauche, et les éclats viennent en vrombissant s’enfoncer dans le talus de la route près de nous. Un pauvre fantassin préposé, ô ironie, à la garde du drapeau s’abrite derrière son lieutenant chaque fois qu’il entend arriver un éclat ! A midi les obus commencent à se rapprocher de nous d’une manière inquiétante, tellement que je me vois dans l’obligation de déplacer mes voitures et de les porter à 200 mètres plus loin. En fin pour comble de malheur la pluie se remet à tomber avec violence et au bout de peu de temps le champ de betteraves où nous nous trouvons est transformé en cloaque. A 15 h30 nous recevons l’ordre de tirer quelques dizaines de coups sur le ravin au sud de Lisle en Barrois et à 17h30 nous reprenons encore le même tir. La nuit nous surprend dans la même situation sans que nous ne sachions rien. Après un frugal repas à la position de batterie je me mets en devoir de regagner mon « trou » mais la nuit est si noire et la pluie tombe avec tant de force que je me perds. Je n’ai pourtant que 300 mètres à faire, mais pendant près d’une heure je erre à travers champs, pataugeant dans la terre détrempée sans arriver à retrouver mon gite. Le bruit du vent, celui de la pluie, de la fusillade et du canon couvrent ma voix. Enfin j’aperçois une lumière vers laquelle je me dirige : en même temps des bruits mélodieux résonnent à mes oreilles : c’est un de mes conducteurs, Peschard, qui ayant trouvé je ne sais où un accordéon charme ses compagnons par des airs de son pays et des airs à la mode. Ayant en fin retrouvé mon gite, je m’y étends et m’efforce de trouver le sommeil malgré la pluie fine qui me transperce. Encore une journée de passée, pendant laquelle les allemands n’ont remporté sur nous aucun avantage. Je songe alors au mot célèbre du général japonais Nogi : « Dans la guerre moderne la victoire appartiendra à celui qui pourra résister un quart d’heure de plus que son adversaire ».

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12 septembre : Au jour levant, n’ayant pas dormi,  je sors de mon trou à peu près dans le même état que si j’avais passé la nuit dans une baignoire. Comme pour me sonner le réveil une salve de 105 éclate à ma gauche : «Allons bon ! me dis-je, les allemands sont toujours là et nous n’en sommes pas encore au dernier quart d’heure de Nogi ». J’attends la deuxième salve mais à ma grande surprise le temps s’écoule et aucun obus n’arrive ni dans notre coin ni ailleurs. De notre côté nous tirons un peu sans que les allemands daignent  nous répondre. Une heure se passe, puis deux, puis trois sans aucun changement. A vrai dire nous n’y comprenons rien et profitons de ce calme pour déjeuner. A 11 heures Guilmin nous apporte l’ordre suivant : «le premier groupe ira se mettre en batterie dans le ravin à 3km 500 au sud-est de Louppy le Château et battra ce dernier village occupé fortement par l’arrière garde ennemie ». En lisant ce mot d’arrière-garde nous nous regardons avec stupeur sans comprendre. Guilmin cependant dissipe notre étonnement et nous apprend que les allemands, fatigués de notre résistance, se replient ! Nogi avait raison ! Ils ont déjà abandonné Laimont, Revigny et Fontenoy : il s’agit maintenant de les repousser le plus loin possible et chacun va s’y employer de son mieux. Malgré que le temps soit encore horrible nous partons le cœur joyeux pour Hargeville et Chardogne. Avant d’arriver à ce village nous rencontrons sur la route un groupe de 120 long qui se met en batterie derrière le bois du Chêne pour tirer probablement lui aussi sur Louppy le Château. Sur ce dernier village un bataillon d’infanterie se port en avant. A 14h30 nous sommes enfin en position sur la rive sud de la Nausonce à 200 ou 300 mètres de la ferme Sainte Hailde et commençons sur Louppy un tir modéré. Le ravin où nous sommes en position porte les traces d’une lutte récente. Partout des trous d’obus, des fusées, des harnachements, des manteaux quelques casques allemands. J’en aperçois un superbe ayant appartenu à un officier et portant le chiffre du 6ème régiment d’artillerie bavarois. Je m’apprête à l’offrir à mon commandant de batterie comme souvenir lorsque je m’aperçois qu’il a été traversé de part en part, sans doute par une balle de fusil et que l’intérieur est rempli de « gelée de groseilles » ! Je le rejette bien loin de moi.
Les bois derrière nous ont servi de bivouac aux soldats allemands et on y trouve beaucoup de choses que nous ne pouvons malheureusement pas emporter. Mais le spectacle le plus horrible est à la ferme Ste Hoilde ??? où il y a un véritable charnier que les sapeurs du génie commencent à déblayer. Dans les bois de la Petite Bouloire le spectacle est plus affreux encore, une batterie allemande ayant été surprise par l’artillerie française et anéantie. C’est un horrible mélange d’hommes et de chevaux déchiquetés. Ce beau travail est d’ailleurs l’œuvre de mon groupe.
A 16 heures Baudelle qui était allé en reconnaissance vers Louppy le Château revient nous dire que les allemands ont abandonné le village depuis longtemps et qu’il s’y trouve même déjà un peloton de cavalerie française. Nous nous empressons de cesser le feu. Tout à coup le capitaine me prend le bras : « Ecoutez ! » A notre droite, loin, très loin, un clairon sonne la charge dont les notes nous arrivent à peine perceptibles. Un autre à gauche se fait bientôt entendre, puis un autre et un autre encore. De tous côtés maintenant éclate le refrain connu : « Il y a de la goutte à boire, la haut …. ». D’entendre ce clairon nous met au cœur une émotion que nous nous embrassons en pleurant comme des enfants. Depuis que l’ennemi est en retraite nous pensons bien être vainqueurs mais sans toutefois en avoir la sensation nette. Ce clairon vient déchirer le voile qui nous cachait encore la victoire. L’émotion ne nous fait cependant pas perdre l’appétit et, malgré une pluie fine qui tombe, une soupe est confectionnée en hâte et avalée férocement. De Blois qui a pourtant un solide appétit est effrayé de me voir manger. La boule de 1500 grammes qui est notre ration pour deux journées ne me suffit jamais.
La nuit est presque complètement tombée lorsque nous recevons l’ordre d’aller cantonner à la ferme voisine de la Lineuse ????   Pour comble la pluie a augmenté d’intensité et la prairie est détrempée à un point tel que nos chevaux peuvent à peine démarrer. Or nous avons près d’un kilomètre à faire dans ces conditions pour atteindre la route. Malgré les claquements de fouets, malgré les hue ! criés à tue-tête par les conducteurs nos pauvres chevaux n’avancent qu’à grand peine en s’arrêtant tous les 100 mètres. Ils soufflent tellement que le brouillard de leur haleine remplit le vallon. Enfin après beaucoup d’efforts nous atteignons la route et ½ heure plus tard nous sommes à la ferme de la Lineuse. La nuit est maintenant d’une noirceur d’encre, à tel point que je ne vois pas l’encolure de mon cheval et que je quitte le chemin sans m’en apercevoir. Malgré les indications du capitaine qui se démène tant qu’il peut je n’arrive pas à voir quelle formation de parc a été adoptée. Je fais donc entrer mes voitures dans un champ et les range au petit bonheur. Quelle joie nous éprouvons à la perspective de coucher sous un toit après dis sept nuits de bivouac presque sans interruptions. Nous ne serons cependant pas au large dans cette ferme puisqu’elle doit recevoir, en plus de notre groupe, un bataillon d’infanterie.  Pour ma part je m’installe avec de Blois dans une stalle de l’écurie, à côté de mon cheval et ne tarde pas à m’endormir d’un sommeil de plomb.

Revigny

Revigny

La grand rue

Revigny

Revigny

L'église

Revigny

Revigny

Le pont sur l'Ornain

Revigny

Revigny

L'hôtel de ville

13 septembre : Nous passons enfin une excellente nuit et à 6 heures du matin je suis debout, à peu près reposé. La pluie tombe toujours et comme il n’y a pas encore d’ordre pour nous chacun en profite pour se restaurer. Vers 8 heures, alors que nous sommes en train de déjeuner, Guilmin nous apporte un ordre du général Joffre ainsi conçu :

« Ordre général n° 115. La bataille qui se livre depuis 5 jours s’achève en une victoire incontestable. La retraite des 1ère, 2ème et 3ème  armées allemandes s’accentue devant notre aile gauche et notre centre. A son tour la 4ème armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize. Partout l’ennemi laisse sur place de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers. En gagnant du terrain nos troupes constatent les traces de l’intensité de la lutte et l’importance des moyens mis en avant par les allemands pour essayer de résister à notre élan. La reprise de l’offensive  a déterminé le succès. Tous, officiers, sous-officiers et soldats vous avez répondu à mon appel. Tous, vous avez bien mérité de la Patrie ! » Cet appel auquel fait allusion le général, c’est cet ordre du jour mémorable que m’a batterie n’a d’ailleurs pas reçu et dont les nobles et énergiques paroles sont dans toutes les mémoires : «  Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles aucune défaillance ne peut être tolérée ».
A cet appel chacun a répondu et la victoire est venue récompenser notre ténacité. Malheureusement cette victoire  a été payée fort cher par notre infanterie qui a été littéralement décimée. Maintenant il va falloir poursuivre l’ennemi sans répit, le rejeter à la frontière et même au-delà. Nous ne doutons pas un instant que cela soit possible, aussi chacun regrette de ne pas être déjà à la poursuite du boche en retraite. Il est vrai que la cavalerie va s’en charger. La division de cavalerie qui était avec nous le 6 septembre serait, parait-il, passée sur la rive droite de la Meuse pour couper au nord de Verdun la retraite à l’ennemi. Nous pensons tous déjà que cette retraite va se transformer en déroute car il parait que la Meuse, grossie par les pluies des derniers jours, inonde complètement la vallée. Dans la matinée cependant le commandant effectue une reconnaissance du côté de la fontaine Huidouat à 2000 m au S.E. de Villotte devant Louppy où nous devons aller nous mettre en batterie par ordre du colonel Lepidi commandant l’artillerie de la 9ème DI, mais comme la manœuvre ne doit pas s’exécuter avant midi nous avons toute notre matinée de tranquillité. Ma première idée est d’aller voir mes pauvres chevaux qui ont passé la nuit dehors par ce temps horrible. Les malheureuses bêtes, à force de se reposer alternativement sur l’un ou l’autre pied se sont enfoncées dans la boue jusqu’au jarret. Leur poitrail touche presque le sol. Etant donné leur état de fatigue je me demande comment nous arriverons à sortir de ce champ. Dans notre ferme est cantonnée une compagnie du 131ème d’infanterie. Le lieutenant commandant cette compagnie me raconte les premiers engagements du 22 août à la frontière belge. Le 5ème corps à ce moment marchait à l’ennemi avec une témérité si grande que son artillerie était à une journée de marche de l’infanterie et l’artillerie lourde à deux journées de marche. Aucune pointe de cavalerie n’était envoyée en avant, si bien que les troupes qui occupaient le 22 des cantonnements, à peine alertés furent surpris au lever du jour par les allemands postés sur la rive nord de la Chiers qui ouvrirent sur elles un feu des plus meurtriers. En particulier le génie qui, à l’aube, creusait des tranchées fut massacré à courte distance dès que le brouillard se fut levé. Le 1er bataillon du 131ème qui, en arrivant à Signeul, le 21 aout comptait à son effectif 1050 hommes et 15 officiers ne comptait plus le lendemain que 380 hommes et  3 officiers ! Le 113ème d’infanterie (Blois) a subi lui aussi des pertes du même ordre. Cet engagement malheureux fut d’ailleurs la cause de la disgrâce du général Brochin commandant le corps d’armée. Actuellement dans les régiments du corps d’armée plusieurs compagnies sont commandées par des adjudants et même des sergents majors. 

A 11 heures du matin le commandant rentre de sa reconnaissance. Après nous être restaurés encore une fois assez confortablement nous partons à 13 heures pour aller occuper une position de batterie au nord-est de Louppy le Château. Comme nous arrivons au cimetière de ce village un horrible spectacle se découvre à nos yeux. Une quinzaine de soldats français, tués, gisent aux abords de la route, tous affreusement décomposés, gonflés et noirs à faire peur. Leur mort remonte sans doute à l’attaque menée le 8 septembre par le 131ème pour reprendre le village. Un capitaine, tombé à la renverse dans le fossé, a encore les mains crispées sur les boutons de sa tunique qu’il essayait de défaire.  Dans le fossé de gauche, un soldat à genoux, tenant sa pelle-bêche à deux mains et creusant un trou pour s’abriter est tombé le nez contre le talus. Un autre horriblement blessé au ventre a eu le temps de se déshabiller, de défaire son paquet de pansement avant de mourir. Plusieurs ont été tués sur le coup en combattant et sont encore figés dans leur attitude. Ce pénible spectacle nous cause une triste impression et nous souhaitons que tous ces pauvres morts reçoivent une sépulture. Dans les champs avoisinants nous apercevons déjà des équipes de brancardiers guidés par des aumôniers et qui s’acquittent de cette pénible tâche avec un zèle digne d’éloges. Le cimetière lui-même est crénelé comme une forteresse et labouré par les obus. On a dû se battre là d’une manière terrible. Des traces de bivouacs se voient encore le long des murs et sur l’un des feux gisent les restes d’un sanglier que les soldats firent rôtir : il n’en reste plus maintenant que la tête et les membres antérieurs. Les arbres de la route sont déchiquetés par les obus, des chevaux morts dans les fossés, tout cela fait de ce cimetière de Louppy un coin tragique. Le village lui-même défendu par quelques tranchées allemandes de 40 ou 50 centimètres, est presque entièrement détruit. Peu de maisons sont debout et je crois bien qu’une partie de ce beau travail sinon tout, est de notre œuvre ! De gros trous d’obus qu’on aperçoit dans les champs sont certainement des trous de 155. Après le cimetière de Louppy nous prenons à droite la route de Louppy le Petit puis  à la Chapelle sainte Anne la route de Villotte devant Louppy. A ce moment l’ordre nous arrive de prendre notre place dans la colonne de la 9ème DI qui poursuit les allemands en retraite. Comme le groupe doit marcher après le 313ème RI nous attendons le passage de ce régiment et pour dégager la route nous formons le parc dans un champ de la droite de la route avant le ruisseau du Cru. A gauche de la route on voit encore l’emplacement d’une batterie de 77. Les emplacements des 6 pièces sont entourés d’épaulements en terre. Beaucoup de douilles ont été abandonnées sur place ainsi que des paniers à munitions. Quant aux admirables tranchées boches dans la construction desquelles les allemands  seraient passés maîtres, je n’en ai encore vu aucune trace. Du côté allemand comme du côté français il n’y a que des tranchées ébauchées profondes de 50 à 60 cm tout au plus. Pas de cadavres allemands, mais si j’en juge par l’abondance des casques, fusils et équipement dont mes amples rapportent d’amples provisions je suppose que les pertes ennemies ont été, elles aussi, assez lourdes. D’ailleurs les champs sont parsemés de tumuli qui sont certainement des tombes, bien qu’ils ne portent aucune marque distinctive. Un de mes servants, Bocher, se précipite vers moi : « ah ! mon lieutenant, j’en ai trouvé un bath de boche avec des croix plein l’bide ! J’vais aller vous le chercher ! » Je m’empresse de l’en dissuader. Le village de Villotte auprès duquel nous sommes a été assez maltraité et incendié : il règne aux environs une épouvantable odeur de cadavres en putréfaction, de chairs brulées et de foin mouillé. Une quinzaine d’habitants dont le curé restés dans le village ont dû subir alternativement le tir des deux artilleries. Leur présence n’a pas empêché les boches de piller systématiquement le village : les meubles sont démolis, les vitres, les tableaux, la vaisselle tout est brisé  et le linge lacéré à coup de sabre. Tout ce qui n’a pas été emporté a été brisé ou souillé : le pillage a été vraiment organisé.
Le 313ème RI ne se décidant pas à arriver nous décidons de faire la soupe. Accroupis autour de notre  feu de bivouac nous commençons à nous ennuyer un peu, aussi l’idée me vient de demander à mon conducteur Peschard quelques airs de son accordéon. Ce concert improvisé réunit bientôt autour de notre feu un nombreux auditoire. Chacun veut apporter à ce concert sa contribution soit vocale soit instrumentale. Pour ma part je donne l’exemple en chantant le chœur des soldats de Faust. Les fantassins qui passent sur la route pendant ce temps, enthousiasmés, nous applaudissent. Les Montagnards alternent avec la Marseillaise et à la demande du capitaine je chante même le Petit Grégoire de Botrel. Cependant si nous éprouvons encore plus le besoin de dormir aussi vers 21 heures voyant que nous ne partons pas je me roule dans mon manteau et m’étend sur le sol bien qu’un léger brouillard commence à tomber. Je suis à peine étendu et commence à m’endormir lorsque je suis réveillé par le commandement : « à cheval ! ». C’est le groupe qui part. Je n’ai que le temps de sauter à cheval et de prendre la tête de ma section : il est environ 22 heures. Dans le village de Villotte la colonne est arrêtée pendant un temps assez long et comme il se dégage des ruines une odeur affreuse nous avons hâte de repartir. Vers 22h30 nous reprenons enfin bien lentement notre route dans la direction de Vaubécourt à l’allure d’une infanterie épuisée.

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14 septembre : Vers une heure du matin nous atteignons enfin Vaubécourt. Là encore le spectacle est terriblement impressionnant. Le village presque entièrement détruit fume encore des incendies récents et de ces ruines s’exhale la même épouvantable odeur de chair roussie et de foin humide à moitié consumé : là aussi les bestiaux ont été presque tous brûlés dans les écuries. Les rues sont encombrées de soldats qui se chauffent autour de grands feux de bivouac qui projettent sur les murs en ruine les ombres démesurées agrandies. Le spectacle est d’une tristesse tragique. A la sortie de Vaubécourt nous formons le bivouac dans un pré voisin de la route mais sous la fine pluie qui tombe en ce moment je me demande comment nous pourrons dormir. Je me roule cependant dans mon manteau et m’étends sur la terre détrempée mais il fait si froid que je ne peux dormir. Le lever du jour vers 5 heures est salué comme une délivrance et nous reprenons notre place dans la colonne se dirigeant vers Triaucourt. La pluie continue à tomber de plus en plus violente et comme je n’ai pas dormi de la nuit je dois faire tous mes efforts pour me tenir éveillé sur mon cheval. Nous sommes vraiment harassés et ce mauvais temps n’est pas pour nous remettre. Nous atteignons enfin Triaucourt, patrie du président Poincaré. A l’entrée du village les corps de deux soldats allemands gisent encore au travers de la  route. Ce sont deux fantassins de l’arrière garde allemande qui ont accueilli à coups de fusils une pointe d’avant-garde du 8ème  chasseurs, lui tuant un homme. Nous franchissons le pont sur la rivière Evres lorsqu’un encombrement de la route nous condamne à plusieurs heures d’arrêt sous une pluie battante. L’infanterie, les 76ème et 89ème d’infanterie nous doublent et tous les fantassins nous saluent au passage comme leurs sauveurs. Ce sont des interjections sans fin : «Eh vieux ! vise donc la Rimaille ! Qu’est ce que vous leur avez tassé aux boches l’aut’ jour, c’est pas pour dire mais c’était du chouette boulot ! Sans vous on était bien foutus !» Ces éloges qui nous remplissent d’une joie légitime ne cessent pas un instant pendant le défilé de ces deux régiments qui ont assez bonne allure malgré que les hommes se voient éreintés et trempés. Beaucoup essayent de la pluie avec de vieux capuchons, des toiles de tente boches et surtout des toiles cirées de salle à manger ramassées dans les villages, ornées de Tours Eiffel ou de vues de Suisse et qui produisent l’effet le plus curieux. L’église de Triaucourt a dû servir d’ambulance car la place est encombrée de vêtements en lambeaux et sanguinolents, de pansement et surtout un formidable tas de havresacs et autres objets d’équipement. Bien qu’aucun combat n’ait eu lieu dans ce village 35 maisons ont été brûlées par les allemands et plusieurs civils fusillés. Dans leur retraite les allemands ont jeté dans la rivière plusieurs milliers de cartouches qu’ils ne pouvaient emporter. A la sortie du village à droite et à gauche de la route nous voyons encore les traces de nombreux parcs à munitions, vides ou pleins et plusieurs caissons. Dans l’artillerie allemande en effet les munitions, obus et douilles, sont logées dans des paniers en osier fort bien conditionnés. Un certain nombre d’arbres bordant la route ont été abattus pour ralentir notre avance. Nous atteignons Foucaucourt puis Waly sans recevoir aucune nouvelle du boche en retraite. La pluie tombe avec plus de violence que jamais lorsque nous atteignons Waly. Le groupe s’arrête d’ailleurs à l’entrée du village pour attendre les ordres et je profite de cet arrêt pour manger un croûton, je ne dirai pas de pain sec car il est au contraire fortement détrempé par la pluie. En faisant les cent pas sur la route le long de ma section je me dirige vers la première maison à l’entrée du village, à gauche et qui me parait abandonnée. Cependant, en poussant une porte de grange je me trouve tout à coup devant le spectacle le plus désolant qu’on puisse voir : 20 blessés français tous très grièvement touchés par des plaies aux jambes ou à l’abdomen sont étendus sur la paille abandonnés depuis huit jours sans aucuns soins ! L’un de  ces blessés, un officier, un peu moins mal que les autres me dit d’une voix lamentable : «Ah ! vous voilà : depuis huit jours que nous vous attendons, sans soins, couchés dans nos déjections ! Vous arrivez malheureusement trop tard car nous sommes blessés trop grièvement ! » J’appelle cependant notre médecin auxiliaire Debray qui doit reconnaître son impuissance à secourir ces malheureux. Deux déjà sont morts et ont été poussés dehors par les moins blessés de ces pauvres gens. Etendus sur les corps des deux français un allemand blessé à la tête râle. Le départ de la colonne m’arrache d’ailleurs à ce poignant spectacle. Nous retournons sur nos pas car le groupe a reçu l’ordre de cantonner à Foucaucourt où nous sommes déjà passés au début du mois mais cette fois nous ne coucherons pas dehors, avantage fort appréciable car nous sommes absolument trempés et gelés. Nous trouvons en effet une maison pour installer notre popote et une grange pour nous abriter. Malgré l’absence de paille nous nous y endormons de bonne heure d’un sommeil réparateur.
Les événements qui s’écoulèrent dans notre armée dans la première quinzaine de septembre ne furent pas à proprement parler pour nous  la bataille de la Marne puisque nous battions aux sources de l’Aisne. J’ai cependant donné au présent chapitre le titre de Bataille de la Marne puisqu’on a désigné ainsi l’immense et glorieux combat qui s’est déroulé du 15 au 13 septembre depuis Paris jusqu’à Verdun. Il y a lieu de remarquer ici que la bataille ne s’est allumée ni éteinte au même instant sur tous les points de ce gigantesque champ de bataille. Pour l’armée Maunoury placée devant Paris à l’extrême gauche du dispositif la bataille commençait dès l’après-midi du 5 septembre. Pour nous au contraire la bataille proprement dite ne commençait que le 7 au matin. Par contre la retraite allemande amorcée le 7 devant l’armée Maunoury était totale dans la journée du 9 alors que devant notre front les allemands prononçaient encore le 9 et le 10 de violentes attaques et ne résignaient à la retraite que le 12 septembre.

On a coutume de désigner sous le nom de bataille de l’Aisne les combats qui se sont déroulés dans la seconde quinzaine de septembre sur l’ensemble des fronts des 5ème et 6ème armées et, par extension, sur les fronts des 3ème et 4ème armées placées à leur droite, combats qui ont précédé immédiatement la course à la mer. J’ai donc conservé pour les combats de notre armée le titre de « bataille de l’Aisne » qui est d’ailleurs amplement justifié par des raisons géographiques.

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15 septembre : A 5 heures du matin, convenablement reposés nous partons vers Clermont en Argonne. En passant par Waly je m’arrête à la grange visitée hier et dans laquelle se trouvaient les blessés : deux sont morts dans la nuit faute de soins et plusieurs sont dans un état lamentable. Le blessé allemand est mort lui aussi. Dans le village d’autres granges contiennent des blessés, 24 dans l’une  70 dans une autre, français pour la plupart. Tous ont été abandonnés par les allemands dans le plus triste dénuement  et, contrairement à la convention de Genève, sans aucun médecin. D’après ce que disent les civils du village, le Kronprinz aurait cantonnée au château de Waly d’où il serait parti si précipitamment qu’une partie de ses bagages seraient restée entre nos mains, en particulier la vaisselle. Dans tous les villages que nous traversons, Froidos, Rarécourt, Auzéville beaucoup de maisons sont démolies mais le spectacle le plus horrible nous ai donné par Clermont. Ce charmant village où nous sommes passés il y a une douzaine de jours n’est plus qu’un monceau de ruines.

Seul l’hôpital, sauvé par l’énergie de sa directrice la sœur Gabrielle, se dresse intact au milieu de la dévastation. Le pays en effet, comme nous l’apprenons, n’a pas été détruit pendant le combat mais incendié par les allemands avec la plus froide cruauté. Tout au long de la route nous trouvons des épaves de la retraite allemande et en particulier à l’entrée de Clermont deux voitures d’ambulance automobiles. Dans les champs gisent des quantités de douilles d’obus et de paniers abandonnés. Nous atteignons rapidement Neuvilly qui parait ne pas avoir trop souffert de la bataille, et nous allons nous former en position d’attente le long de la route au nord de ce village. Cette fois nous sommes de nouveau au contact du boche : la 9ème DI occupe, parait-il, Varennes et l’attaque du village de Cheppy, aussi de ce côté, ainsi que vers Montblainville la canonnade est-elle particulièrement virulente. Devant nous Boureuilles et Vauquois sont bombardés par de gros obusiers allemands.

Après un certain d’attente à cet endroit nous nous décidons à faire la soupe car personne n’a rien mangé depuis le matin et il est déjà 16 heures. Un prisonnier allemand qui passe sur la route alléché sans doute par nos préparatifs vient sans façon nous demander un quart de café que nous lui donnons bien volontiers. Malheureusement vers 17 heures, alors que l’eau commence à bouillir, il faut renverser les marmites et s’en aller : le groupe vient en effet de recevoir l’ordre de prendre position dans le voisinage du Moulin du Pré l’Orfèvre à 1 km au nord de Vauquois pour tirer sur Very et les pentes sud et sud-est de la cote 218. Nous partons donc, assez anxieux car les allemands tirent toujours violemment sur le village de Boureuilles que nous devons traverser. Cette traversée s’effectue cependant sans incident mais à la sortie du village nous sommes accueillis par le tir d’une batterie lourde, terriblement  bien réglée, sur la route. Les coups arrivent par 4 et tombent de chaque côté de la route qui est parfaitement encadrée  à moins de 40 mètres près. Pour moi qui suis en queue de colonne séparé de ma batterie de 200 ou 300 mètres, je me demande comment je pourrai traverser, avec ma section, ce mauvais pas. Après un instant d’hésitation je continue ma route en serrant les mâchoires et recommandant mon âme à Dieu je pars à vive allure à la tête de ma section au milieu des éclatements d’obus. Par une chance presque miraculeuse qui nous accompagne depuis les premiers combats la traversée de ce mauvais pas s’effectue sans dommages et un soupir de soulagement s’échappe de toutes poitrines lorsque nous nous trouvons rassemblés au nord de Vauquois. 

J’ai cependant à ma section un blessé : le conducteur Gérard légèrement blessé à la tête. Lorsque nous arrivons au moulin du Pré l’Orfèvre, après un arrêt de quelques minutes au nord de Vauquois, il fait nuit noire mais bientôt le village de Vauquois, bombardé par les allemands, se met à flamber comme une torche et nous voyons clair comme en plein jour. Les tuiles des toits éclatent en crépitant comme une multitude de mitrailleuses. La batterie va se mettre en position au nord de la Buauthe, tout contre le bois de Cheppy à 500 ou 600 mètres au sud-est du moulin et grâce à la lueur de Vauquois incendié la mise en batterie s’effectue sans difficultés et nous commençons à tirer bientôt sur les pentes au nord de Cheppy. L’échelon s’établit entre le route et la Buauthe. Nous tirons ainsi une soixantaine d’obus à mitraille lorsque nous arrive vers 21 heures l’ordre de cesser le feu et d’aller cantonner au Moulin du Pré l’Orfèvre. Nous accueillons cet ordre avec d’autant plus de satisfaction que la pluie commence à tomber. Arrivés à ce moulin nous achevons de faire cuire la soupe ébauchée cet après-midi et vers 11 heures du soir nous faisons enfin le premier repas de la journée. Ce moulin est une petite ferme fort exiguë dans laquelle nous devons cantonner avec les 750 hommes du groupe. Ceux-ci s’entassent tant bien que mal dans une dépendance du moulin, quant aux quinze officiers du groupe ils s’entassent dans une pièce de 15 mètres carrés. Il fait cependant si mauvais temps dehors que nous nous trouvons fort satisfaits de cet abri précaire. Il est minuit lorsque nous nous étendons sur le sol.

Un prisonnier allemand

Un prisonnier allemand

Le 15 septembre

Le 15 septembre

Devant Neuvilly

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

L'église

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

L'église 2

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

L'abreuvoir

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

La grand rue

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

Le centre ville

16 septembre : Toute la nuit la pluie ne cesse de tomber et les allemands continuent à tirer mais faiblement. Le village de Vauquois brûle toujours sinistrement sur sa hauteur. Le matin au réveil, ordre de se mettre en batterie au sud de Cheppy pour battre les pentes du ravin Cheppy Charpentry au S.E. de Charpentry. 

Le départ a lieu en plein brouillard, par un sol détrempé qui rend la mise en batterie fort pénible. Les batteries vont donc se mettre en position à 1500 mètres au N.O. du moulin du Pré l’Orfèvre dans un endroit où elles pensent être défilées, l’échelon sous mon commandement restant au Moulin. Notre groupe ainsi que le groupe de 120 court en position sur la crête au nord du moulin est chargé d’appuyer une attaque sur Charpentry. Tout le monde est bien tranquille et se croit défilé des vues de l’ennemi lorsque, le brouillard s’étant levé vers 11h30, les batteries sont soumises à partir de ce moment à un tir intensif de l’artillerie ennemie. Le groupe de 120 court est fortement harcelé : les coups tombent en plein dans les batteries et à un moment donné je vois l’un des coups projeter en l’air quelque chose de noir qui ressemble à une veste. Peu d’instants après j’aperçois venant vers moi en courant comme un fou, sans képi, pâle, les yeux hagards, ne sachant trop où il va, un sous-chef mécanicien que je pense appartenir à la batterie bombardée. Je l’arrête pour lui demander ce qui se passe à sa batterie : il me raconte alors que, se trouvant à plat ventre derrière sa batterie avec un trompette et un sous-officier, un obus allemand est tombé sur eux. Le sous-officier a été tué net et le trompette, coupé en deux, a été projeté en l’air. C’est son corps que j’ai aperçu tout à l’heure dans la fumée de l’obus. Quant au sous-chef, seul survivant des trois il reprend un peu ses esprits après m’avoir parlé et rejoint sa batterie. Quant à notre groupe en batterie près du triangle de route au sud de Cheppy il est violemment pris à parti, probablement à vue directe, par l’artillerie lourde, du 210 sans doute. Tout le monde a du se mettre à plat ventre. Seul le capitaine est resté debout lorsqu’un obus, tombé à quelques mètres de lui, l’abat. Il se relève sans heureusement d’autre mal qu’une commotion nerveuse assez forte. Le tir devient si intense qu’on doit abandonner les pièces pour un instant et se retirer à une centaine de mètres de là. La 3ème batterie a un homme grièvement blessé à la nuque. Nous n’avons à la batterie qu’un homme contusionnée à la hanche par une pierre ou un éclat mort. Vers 14 heures les boches recommencent à tirer avec insistance sur Vauquois mais comme parallèlement le tir sur les batteries diminue d’intensité nous arrivons à sauver note matériel de ce mauvais pas et à nous remettre en batterie aux environs du Moulin du Pré l’Orfèvre, la 1ère batterie au N.E. du moulin pour tirer sur Baulny et Charpentry, les 2 autres au sud du Moulin. Je m’aperçois alors que mon échelon est en pleine vue de Montfaucon et surtout qu’un ballon captif allemand qui se trouve probablement sur la route d’Épinonville. C’est le premier ballon que nous apercevons, un « drachen ballon » baptisé immédiatement « saucisse » par nos poilus. Je me décide alors à changer d’emplacement pour aller m’abriter dans un peut vallon à l’ouest de la ferme de la Hardonnerie où nous sommes parfaitement défilés. Quant aux batteries elles continuent à tirer jusque vers 16h45. Vers 18 heures je donne l’ordre de préparer la soupe mais un ordre nous rappelle au Moulin du Pré l’Orfèvre où nous devons cantonner. Je rejoins donc cet endroit et forme le parc à l’emplacement occupé dans la journée mais à peine nous avons pris nos dispositions pour cantonner que le groupe de 120 court et un bataillon d’infanterie arrivent pour prendre notre place ! Comme ils ont un ordre et que nous n’en n’avons pas, force nous est bien de partir autre part, à la Hardonnerie par exemple. Le terrain où nous sommes est si détrempé et nos chevaux si fourbus que nous quittons notre emplacement avec beaucoup de peine. Un de mes caissons en particulier tombe dans le fossé et je passe plus d’une heure à l’en sortir. Enfin nous finissons par arriver à la ferme vers 22 heures et nous nous entassons tous dans une chambre de cette ferme mesurant à peine 4m X 4m. Nous n’avons pour nous que 4 ou 5 bottes de paille mais cela ne nous empêche pas de dormir tellement nous sommes harassés. Pendant toute la nuit les allemands continuent à tirer sur le village de Vauquois avec des obus de gros calibre.

En batterie près de Vauquois

En batterie près de Vauquois

16 septembre

17 septembre : A 4 heures du matin tout le monde est debout et à 5 heures les batteries repartent occuper les mêmes emplacements que la veille, les échelons restant à la Hardonnerie. Cette ferme, assez importante, est occupée par une femme seule avec ses deux enfants et son père. Ces gens, toujours larmoyant et se plaignant de tout ont fort mauvaise figure et nous semblent suspects. Il y a surtout un vieux berger à l’air sournois que nous aurons à l’œil. Le fermier aurait, parait-il, été emmené par les boches. Il y a encore dans la ferme beaucoup de bétail, des chevaux, de la volaille et des moutons. Toute la journée les boches tirent sur Vauquois sans doute pour abattre le clocher dans lequel le colonel est monte ce matin pour examiner les environs. Ils n’y parviennent d’ailleurs pas. A défaut de nouvelles certaines, les nouvelles continuent de courir. Le Kronprinz aurait été tué parait-il. On aurait de plus découvert en plusieurs endroits, à Clermont en particulier, des canons enterré par les allemands. En ce qui concerne notre corps d’armée les nouvelles sont plus précises mais malheureusement peu encourageantes. Nos troupes occupent toujours Cheppy et Véry mais nous ne pouvons arriver à prendre Charpentry et le soir nous sommes même obligés d’abandonner Montblainville. Cet abandon du parait-il à une faute du 46ème d’infanterie qui s’en est allé avant l’arrivée du régiment qui devait le relever nous coûte la capture d’un groupe entier du 3ème d’artillerie. Le personnel et les chevaux parviennent à se sauver mais tout le matériel reste entre les mains des allemands. La pluie continue à tomber avec une grande violence et lorsque l’ordre nous arrive de quitter notre position nous mettons plusieurs heures à l’exécuter. Les autres batteries sont encore plus embourbées que nous et ne pourront être retirée que dans la nuit après un travail acharné. Nous retournons une fois de plus à la Hardonnerie et comme nous y arrivons la pluie se met à tomber avec rage transformant en lac la cour de la ferme et le chemin en torrent. Nous nous installons cependant mais à peine suis-je couché que le brigadier de garde, Sénéchal, vient cogner à la porte de la ferme et me crie : « la rivière est débordée et le parc est inondé ». Je bondis dehors sous une pluie battante et dans une pénétrable obscurité, pataugeant dans l’eau jusqu’à mi-jambe, je me hâte vers le lieu du sinistre. En arrivant au parc je me trouve en face d’un véritable lac et à la clarté d’une lanterne je m’aperçois que mes malheureux chevaux ont de l’eau jusqu’au poitrail. Je réveille tout le monde pour essayer de sauver matériel et chevaux mais je m’aperçois bien vite que toute tentative de sauvetage est impossible en pleine nuit et aussi par suite de noter manque de moyens. L’inondation n’est pas produite d’ailleurs par le débordement de la Buauthe mais par l’accumulation, dans notre pli de terrain barré par le talus de la route,  de toutes les eaux de ruissellement. Je m’aperçois d’ailleurs que l’eau a atteint maintenant son niveau maximum et qu’elle s’écoule par une sorte de déversoir passant sous la route. Rassuré sur ce point je me décide à remettre au lever du jour mon sauvetage et je remonte me coucher. J’ai à peine le temps de m’endormir lorsque le chef de poste vient de nouveau me réveiller vers minuit et m’annonce qu’un entend une vive fusillade toute proche. Tout le monde est sur pied en un clin d’œil. Au bout de quelques instants et nous nous demandons s’il ne va pas falloir déménager une fois de plus. Au bout de quelques instants, constatant que la fusillade ne se rapproche pas et comptant aussi sur la protection que nous offre la Buauthe débordée nous décidons de rester. Tout le monde reste d’ailleurs éveillé par cette fusillade qui ne cesse pas et par le bruit des obus qui tombent sans arrêt sur Vauquois.

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18 septembre : Toute la nuit les deux autres batteries travaillent à sortir leur matériel embourbé et ce travail pénible n’est terminé pour nos malheureux camarades qu’à six heures du matin. Pour moi levé à 5h45, ma première pensée est d’aller voir mon échelon. L’eau a baissé complètement et le parc est dégagé, mais mes pauvres chevaux pataugent maintenant dans une boue horrible qui leur monte jusqu’aux jarrets. Leur état d’épuisement a été encore augmenté par cette nuit passée dans l’eau et plusieurs de ces malheureuses bêtes, couchées par terre refusent de se lever. 2 ou 3 sont dans un tel état de faiblesse et d’épuisement que je suis obligé de les abattre à coups de revolver. Chaque jour nous serons malheureusement obligés de procéder à des exécutions du même genre pour ne pas laisser souffrir inutilement nos pauvres chevaux. Avec quelques difficultés j’arrive à déplacer mon parc dans un endroit moins sujet aux inondations.

Si la situation sanitaire des chevaux celle du personnel n’est pas meilleure. Le régime du pain moisi, du « singe » et des nuits en plein air a fortement altéré la santé de tous. Pour ma part je peux dire que ma santé est bonne mais malheureusement il n’en est pas de même pour mes camarades. Le commandant Drouhard est littéralement épuisé par la dysenterie, les 3 capitaines sont aussi très fortement touchés. Chavane et Lemasson ne peuvent même plus se lever. Les hommes sont aussi touchés que nous et à cette lamentable situation il n’y a aucun remède.

Au lever du jour la canonnade est encore vive du côté de Varennes. A partir de 8 heures du matin nos batteries tirent pour la préparation d’une attaque que la 17ème brigade doit mener sur Charpentry mais cette attaque,  comme les autres, ne donne rien. De ma personne je reste avec mon échelon à la ferme de la Hardonnerie en compagnie de Lenoble, de Chavane malade et de Zepfel notre nouveau vétérinaire. Ceci nous permet de nous reposer un peu et surtout de nous nettoyer, ce dont nous avons le plus grand besoin. Depuis 15 jours en effet il nous a été pour ainsi dire impossible de prendre le moindre soin de propreté. Ce répit nous permet aussi de nous restaurer un peu. La ferme où nous sommes présente quelques ressources et nous en profitons pour améliorer notre ordinaire malgré la mauvaise volonté de la fermière qui ne veut rein nous céder même contre argent. L’ordonnance de Zepfel parfait serviteur d’un maître gourmand excelle dans l’art du fricot, pour notre plus grand contentement.

Pendant que nous sommes ainsi tranquillement à profiter des délices de cette Capoue…. relative, la canonnade continue assez soutenue de part et d’autre mais il ne semble pas que les combats soient menés avec beaucoup d’entrain de part et d’autre dans la situation. Le feu se continue ainsi tout l’après-midi. Vers 14 heures Teinturier qui est venu nous ravitailler nous apporte des nouvelles plus sensationnelles les unes que les autres mais qui seront naturellement toutes démenties par la suite. 3 corps d’armée français auraient été débarqués à Anvers. Sur notre droite l’armée tiendrait le front Sivry Damvillers Longuyon et si  cela est je m’étonne que les boches se cramponnent encore devant nous. Comme à Condé je guette la dernière minute du quart d’heure de Nogi. Il paraîtrait également qu’un parc d’artillerie allemand aurait été détruit près d’Etain par les canons de la place de Verdun. A gauche de l’ Argonne se trouverait l’armée anglaise avec le 2ème corps et ces troupes seraient maintenant à Vouziers. Aucune de ces nouvelles n’est d’ailleurs confirmée.

La journée continue à se passer sans incidents notable, cependant à 17 heures une colonne d’artillerie qui passe sur la route Varennes Avaucourt est saluée par une bordée de l’artillerie lourde allemande qui ne lui fait d’ailleurs aucun mal. La nuit arrive enfin et, aucun changement ne s’étant produit dans la situation, nous reprenons nos cantonnements habituels.

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19 septembre : Le temps continue à être de plus en plus horrible. A 5 heures du matin nous sommes à nouveau en position au niveau du Moulin du Pré l’Orfèvre, à peu près aux mêmes emplacements que la veille pour préparer une autre contre-attaque sur Charpentry que doit toujours mener la 17ème brigade. Une ligne téléphonique a été établie entre Varennes et le Moulin du Pré de l’Orfèvre en réunissant tous les moyens du groupe. Guilmin doit observer le tir et nous donner les corrections. L’attaque ne doit d’ailleurs se produire que dans l’après-midi et jusque-là nous sommes assez tranquilles. Notre médecin auxiliaire Debray ne sachant comment occuper son temps s’avise d’aller faire un tour à Vauquois et de grimper dans le clocher. A son retour il s’empresse de nous faire le récit de son excursion, à Chavane et à moi, mais par une curieuse coïncidence à peine a-t-il commencé à parler que les allemands recommencent à tirer sur Vauquois. Interrompant notre bavardage nous regardons le spectacle : le 1er  coup tombe légèrement à droite du clocher, le 2ème un peu à gauche. Au 3ème coup qui dégage une énorme fumée rouge l’église toute entière disparaît à nos yeux dans la fumée. Peu à peu le nuage se dissipe, mais le clocher ne réapparaît pas. Sapé à la base il s’est effondré tout d’une pièce. Il est exactement 14h30. 
A 14h40 le tir de nos batteries commence sur Charpentry et ses abords jusque vers 16 heures déclenchement de l’attaque. A ce moment nous allongeons le tir et continuons le feu jusqu’à 17 heures. Nous apprenons bientôt que Charpentry n’est pas pris l’infanterie n’ayant pas prononcé son attaque. La fin de la journée se passe encore dans un calme absolu et nous pouvons dîner tranquillement d’une excellente pintade au riz dont nous ne laissons que les os. Comme nous songeons au repos, arrive un échelon du  45ème d’artillerie accompagné d’une batterie amochée du 13ème, qui ne savent où aller et nous demandent l’hospitalité, offerte de grand cœur. Chacun se serrant un peu nous arrivons à nous caser tant bien que mal que bien mais quelques instants après arrivent le commandant Garnier et les batteries de 120 court qui doivent cantonner dans la même ferme que nous ! Tout finit cependant par s’arranger mais je passe une fort mauvaise nuit par suite d’un embarras gastrique et de coliques. Je me demande avec anxiété si je ne vais pas tomber dans le même état lamentable que mes  camarades.

 

20 septembre : A 5 heures je suis debout : le temps est couvert et menaçant. A 5h30 la batterie retourne occuper les mêmes emplacements que la veille vers le Moulin du Pré de l’Orfèvre. La matinée se passe sans incident notable. Dans l’après-midi alors que je me tiens près de la route, passe un prisonnier allemand. Le lieutenant du 13ème qui a passé la nuit avec nous l’interpelle : « Hé ! Dis donc le boche ! Qu’est- ce qu’ils font tes copains ? – Ah ! Mon vieux répond l’autre en français, y s’débinent en vitesse ! »
Dans la soirée nous apprenons qu’il va falloir tirer toute la nuit sur Charpentry et ses abords. Notre batterie devant tirer seulement de 20 heures à 21 heures revient à la ferme de la Hardonnerie vers 15 heures pour pouvoir faire manger hommes et chevaux. A 16 heures nous mangeons la soupe et à 17h30 la batterie retourne au Moulin du Pré de l’Orfèvre. A 18h12 je pars à mon tour rejoindre la batterie au moulin où j’arrive à 18h30 mais à ce moment je croise la batterie qui va se mettre en position à l’ouest de Varennes. Je forme donc mon parc devant le moulin et vais m’étendre avec Chavane dans un petit séchoir à fromage ! Il règne naturellement dans cet endroit une odeur « sui generis » et aussi une terrible odeur d’hôpital, car ce moulin a servi aux boches d’ambulance et de nombreux pansements gisent dans tous les coins. Vers 23 heures le capitaine et de Blois rentrent par une pluie battante et viennent partager notre séchoir. Le tir exécuté, d’une soixantaine de coups, a été parfait. Les hommes appellent cela une distribution de dragées. Malgré les faibles dimensions de notre asile nous nous y installons cependant d’une manière assez confortable.


21 septembre : Réveillés de bonne heure après une excellente nuit qui nous a redonné quelques forces chacun regagne son poste. La batterie retourne se mettre en position à l’ouest de Varennes pour tirer sur les tranchées au nord-est de Charpentry et Baulny. Il faut une fois de plus préparer une attaque sur Charpentry qui doit se déclencher vers 13h30 et que l’artillerie doit appuyer par un tir violent de 13 heures à 13h30. Dès mon réveil je m’aperçois que mon échelon n’es pas défilé des vues de Montfaucon et je le fais déplacer immédiatement, heureusement d’ailleurs car pendant l’exécution de e mouvement les allemands commencent à tirer sur nous, légèrement long mais bien en direction. Ils continuent à tirer ainsi tout autour de nous et en particulier sur une batterie du 45ème en position en avant de nous au nord du ruisseau. Le capitaine de cette batterie grimpé sur son échelle règle le tir lorsqu’un obus tombant près de lui le blesse grièvement sans qu’il s’en aperçoive. Descendant de son échelle il ne ressent sa blessure qu’en mettant le pied à terre et s’écroule sur le sol. Les hommes de la batterie se précipitant à son secours le ramassent et l’ amènent au moulin où nous sommes. Notre médecin major lui fait de suite plusieurs piqûres pour calmer ses souffrances et le remonter un peu, mais il s’aperçoit bientôt que la blessure est grave et semble ne pas devoir pardonner. Déjà les membres inférieurs sont paralysés, la moelle épinière étant sans doute atteinte. Avant de songer à évacuer plus loin ce pauvre blessé nous envoyons en hâte chercher un aumônier. Nous devions apprendre bientôt que ce malheureux n’avait pu survivre à sa terrible blessure.
Les allemands continuent de tire près de nous et à 14 heures les obus tombent en plein dans mes échelons. J’ai pris la précaution de disperser mes voitures pour diminuer les risques de perte et aussi pour réduire la confusion dans le cas de quelque coup malheureux. Un premier coup tombe à 100 mètres derrière nous, un autre à 20 mètres à droite et le 3ème à quelques mètres en avant de la forge. Pour maintenir le bon ordre j’ai donné ordre aux conducteurs de rester à la tête de leurs chevaux. Le conducteur de devant de la forge, un nommé Edard, est donc à la tête de ses chevaux, roulant une cigarette lorsqu’arrive le 3ème obus. Les éclats de l’obus tuent net le cheval porteur qui a la carotide coupée. Le sous-verge, grièvement blessé à la tête, tremble sur ses 4 pattes mais reste cependant debout. Quant au conducteur, que nous nommons le « père Edard » puisqu’il est le doyen de la batterie, il en est quitte pour une forte émotion : il n’a pas d’ailleurs abandonné sa cigarette. Le fourrier Nieto qui se tient près de moi et qui est orné d’un lorgnon chevauchant un nez gigantesque, perd son lorgnon et reçoit un petit éclat qui lui écorche le bout du nez. De ce promontoire le sang se met à couler goutte à goutte et le pauvre garçon, ahuri par la perte de son lorgnon, a l’air si lamentable que nous sommes tous secoués d’un rire homérique. Cet obus est tombé si près du moulin que tous les carreaux ont volé en éclats mais le plus regrettable, c’est qu’il a jeté en même temps la confusion parmi mes chevaux. Plusieurs attelages, dont celui de la voiture observatoire font demi-tour et cassent leurs timons. Un avant-train de caisson verse  « en cage » c'est-à-dire sens dessus dessous, les chevaux pris sous la flèche et tout cela dans 30 à 40 centimètres de boue la plus horrible. Aidé de quelques hommes je me précipite pour remettre un peu d’ordre dans toute cette confusion mais le redressement du caisson renversé est fort pénible et nous y passons une grande heure. Les allemands continuent d’ailleurs à tirer dans notre  région pendant ce temps mais les hommes ne s’énervent pas et gardent tout leur sang-froid. Le cheval blessé n’a pas l’air trop malade, quant au tué nous n’avons pour l’ensevelir qu’à le culbuter dans le trou de l’obus meurtrier où il disparaît tout entier.
Pendant ce temps la batterie qui est à l’ouest de Varennes continue à préparer l’attaque de Charpentry qui, une fois de plus, ne réussit pas. AZ droite nous sommes toujours arrêtés par la formidable hauteur de Montfaucon qui domine le pays à 10 lieues à la ronde. Pour essayer de la réduire un parc d’artillerie de Siège de Verdun est mis en position à bonne portée. Du point où nous sommes on aperçoit le ballon d’observation de ce parc. C’est un antique ballon sphérique identique à celui que les sapeurs du commandant Coutelle promenèrent sur le champ de bataille de Fleurus. C’est le 15ème CA qui, à notre droite, fait face à Montfaucon. Quant aux troupes de notre secteur ce sont celles de la 10ème DI commandée depuis quelques jours par le général Gouraud. La présence près de nous de ce général célèbre nous redonne confiance.
A 17 heures le commandant m’envoie l’ordre de me rendre immédiatement avec les échelons à Petite Bourreuilles pour y cantonner. Je pars donc à 17h30 avec Beltranelli pour reconnaître le cantonnement en passant par la Cigalerie, Vauquois et Boureuilles. La nuit est déjà venue : la dernière partie de la route est coupée d’énormes trous d’obus et je me demande comment feront nos voitures pour passer entre ces trous en pleine nuit. A Petite Boureuilles je ne trouve comme emplacement de parc possible qu’un champ au nord du village mais où il est certain que nous serons vus en plein jouir, c’est pourquoi je me décide pour le vallon à l’ouest du village, emplacement d’ailleurs peu favorable et où nous aurons les plus grandes peines pour entrer et sortir mais où, au moins, nous ne serons pas vus. Pour installer notre popote et loger le commandant et les capitaines nous trouvons une fort jolie maison de campagne appartenant parait-il à un avocat parisien. Cette maison, une des dernières à l’ouest  surplombe la  vallée de l’Aire et on a de ses  fenêtres une vue superbe sur toute la vallée. D’après les inscriptions à la craie que nous trouvons sur les portes la maison a été occupée par des médecins boches qui se sont naturellement servis de la vaisselle mais sans en laver la moindre parcelle. Il y a donc, empilée sur le parquet, toute la vaisselle de la maison, des douzaines et des douzaines d’assiettes, toutes dégoutantes de restes de mangeaille. Nous avons cependant un tel désir de manger dans de la vaisselle, assis à une table que tout cela ne nous dégoute pas. Nous utilisons la vaisselle pour notre diner, après nettoyage bien entendu. Il reste aussi dans la maison des lits mais ils ont été pillés : il ne reste plus que les sommiers. Le commandant et les capitaines s’en adjugent chacun un, quant à mes camarades et moi nous allons nous étendre dans une grange voisine.


22 septembre : Reposés par une bonne nuit nous nous réveillons assez tard c'est-à-dire vers 6 ou 7 heures du matin  et je m’aperçois au moment où le brouillard se lève que certaines voitures de mon échelon sont en plaine vue de l’ennemi. Je m’empresse de les faire descendre dans le fond du ravin pour les dissimuler aux vues. Vers 9 heures nous recevons l’ordre de porter deux batteries, la 1ère et la 3ème à 1 ou 2 km au sud de Boureuilles pour les établir en position. La 2ème batterie est envoyée plus à droite du côté du bois de Cheppy aux ordres de la 10ème DI. L’ordre de repli que nous venons de recevoir s’explique par le fait que les allemands auraient enlevé Véry dans la matinée et seraient maintenant aux portes de Cheppy. Nous nous mettons en position sur la rive nord du ruisseau de la Branière, l’échelon à côté de la batterie avec 4 caissons des colonnes légères. Je suis un peu effrayé par l’entassement de tout ce monde et de tous ces chevaux dans un espace aussi réduit, aussi afin de diminuer les risques j’envoie les voitures inutiles c'est-à-dire la forge, le chariot de batterie, la voiture observatoire, le fourgon et la voiture médicale à 1500 mètres derrière nous vers la pointe du bois des côtes de Forimont. La matinée se passe dans un calme relatif et nous profitons de cela pour déjeuner, le capitaine, de Blois et moi en nous servant comme table du dessus d’un caisson. Je me souviens là que nous avons mangé là un certain pot de confiture de Bar tout à fait remarquable, le tout arrosé d’un quart de vin, le premier que nous buvons depuis le 14. Je finis de me délecter lorsque les boches nous envoient des digestifs sous forme d’obus de 105 qui tombent à notre gauche entre la route et nous. L’un d’eux tombe à quelques mètres d’un caisson de la colonne légère sans heureusement faire de mal à personne.
Ma batterie a comme objectif la sortie sud de Varennes mais nous ne tirons d’ailleurs pas et bientôt l’ordre arrive de se replier sur Neuvilly. Je prends les devants avec mon échelon pour me porter suivant les indications du commandant  au-delà de ce dernier village. Je commence bien entendu mon mouvement en suivant la route lorsque le colonel m’enjoint de passer à travers champs ! Etant donné que mes voitures n’ont plus que 4 chevaux au lieu de 6 et étant donné surtout que ces pauvres chevaux sont absolument épuisés je me demande comment je pourrai faire 3 kilomètres dans des terres absolument détrempées et d’une lourdeur extrême. Les champs sont d’ailleurs coupés de petits fossés et de clôtures de fil de fer : l’ordre est donc inexécutable mais comme il est impératif je quitte la route. Comme je m’y attendais au bout de 100 mètres parcourus avec une peine infinie mes chevaux s’arrêtent épuisés. Je me décide alors à reprendre la route lorsque le colonel apercevant cela, me dépêche son capitaine adjoint qui me réitère l’ordre donné. Je lui fais remarquer qu’il est inexécutable et qu’il est d’autant plus ridicule de chercher à l’exécuter que la route est en ce moment absolument libre. Ces raisons n’arrivent pas à le convaincre et, la mort dans l’âme, je me dispose à continuer ma route à travers champs lorsque l’arrivée du commandant avec les 2 batteries me tire d’embarras. Le commandant, le capitaine Meckler ont avec le colonel une discussion assez vive, à la suite de laquelle nous reprenons la route. Les batteries se mettent en position vers la corne ouest du bois des Côtes de Forimont, l’échelon légèrement en arrière. Elles ne tirent d’ailleurs pas et vers 16 heures un nouvel ordre les renvoie prendre position au  nord de Boureuilles, l’échelon restant en place. Ce mouvement est justifié par un ralentissement de notre retraite. Cheppy perdu ce matin après Véry vient d’être repris par notre infanterie. La batterie commence donc son mouvement vers Boureuilles  lorsqu’elle est accueillie à l’entrée du village par un tir très dense. Un premier obus tombe sur un caisson d’une colonne d’artillerie de campagne qui occupe le côté gauche de la route le fait exploser avec un horrible fracas. Un autre obus tombe sur la 5ème pièce de notre batterie. Le conducteur de devant du 1er caisson, un brave garçon nommé Renard est tué raide avec ses deux chevaux, le conducteur du milieu Monnerie est très gravement blessé ainsi que le brigadier Chenoffe et le chef de pièce Carion. La colonne d’artillerie de campagne est également fort maltraitée. Plusieurs hommes sont tués raides ou grièvement blessés, ainsi qu’une dizaine de chevaux. Malgré qu’une vingtaine d’hommes et de chevaux aient été atteints par ce fatal obus, aucune confusion ne se met dans la colonne qui reprend sa toute après avoir ses blessés et laissé quelques hommes pour enterrer notre pauvre Renard. La batterie ne se met d’ailleurs pas en position et se rassemble Pte Boureuilles dans le ravin à l’ouest du village où je vais bientôt la rejoindre. Nous reprenons les mêmes cantonnements que la veille c'est-à-dire la grange et la maison de l’avocat. Pour un soir encore nous profitons de l’agréable hospitalité de cette confortable maison et nous en faisons profiter un commandant du 113ème accompagné de son capitaine adjoint. Il est fort tard lorsque nous pouvons songer au repos et la situation parait encore si instable que nous hésitons à nous coucher. A droite le village de Boureuilles flambe comme une torche à moins de 500 mètres de nous. Vers 22h30 nous entendons dans la direction de Cheppy de grandes clameurs accompagnées d’une fusillade intense. Après avoir bien hésité nous nous couchons cependant brisés de fatigue.

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

La route de Varennes

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

Vue générale vers l'église

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

Le carrefour

Clermont en Argonne

Clermont en Argonne

Le centre de la ville

23 septembre : A 3h45 réveil en sursaut. Il faut partir rapidement plus au sud. Les clameurs entendues cette nuit étaient celles poussées par les allemands attaquant le village de Cheppy qui est maintenant entre leurs mains avec un bataillon du 331ème. Il est urgent de se replier, d’ailleurs le bataillon du 131ème qui cantonnait ici est parti à 3 heures du matin. Je pars donc le premier avec mon échelon mais ce n’est pas sans peine que j’arrive à sortir mes voitures du ravin où elles sont abritées. La pente est rude, le terrain lourd et nos chevaux éreintés. Après une heure d’efforts toutes mes voitures sont rassemblées sur la route et je pars. Les batteries commencent leur mouvement vers 5h15 avec encore plus de difficultés, d’autant plus que les allemands tirent de notre côté. Je vais établir mon échelon à l’est de la route de Neuvilly dans un ravin à l’ouest de la ferme de Buzémont et commencent à tirer à 6 heures sur Cheppy et les carrefours au sud de ce village. Vers 12h30 les allemands se mettant à tirer sur la position, la 3ème batterie est reportée à 1000 mètres en arrière vers les bois de la cote Forimont. Pendant qu’elle exécute ce mouvement un obus tombe sur 2 caissons : 4 hommes sont tués sur le coup et 5 autres blessés si gravement que 4 d’entre eux ne tardent pas à expirer : 8 chevaux sont également tués. La batterie arrive cependant à terminer son mouvement. De mon côté je suis assez tranquillement installé dans mon ravin et comme nous n’avons rien à manger je fais cuire dans une gamelle des prunes noires ramassées dans les champs, ce qui me donne une compote fort acceptable. Vers 18 heures la 1ère batterie reçoit l’ordre de se replier également et d’aller bivouaquer au même emplacement que la 3ème. Dans le même temps l’ordre m’arrive aussi de me porter au sud de Neuvilly, ce que je fais et m’installe dans un pré au sud du Moulin. Il fait un froid terrible et je me demande avec anxiété comment nous allons passer la nuit dans ce pré au bord de la rivière dans une brume à couper au couteau. Il n’y a pas sur le sol le moindre endroit sec où l’on puisse s’étendre et nous sommes réduits, Chavane et moi, à nous étendre sur 3 sacs d’avoine qui forment un matelas vraiment peu confortable. Nous sommes bientôt transpercés par le froid et l’humidité, et, blottis l’un contre l’autre, nous ne parvenons pas à nous réchauffer. Le froid nous empêche absolument de dormir et,  vu notre état de fatigue extrême, aucune réaction n’est possible. J’envisage avec anxiété de passer dans ces conditions une nuit qui promet d’être fort longue. Vers une heure du matin peut être le froid nous traverse si profondément que j’en pleure de souffrance et il me semble que je vais perdre la raison. J’en garde suffisamment cependant pour trouver un remède à nos misères. Le pré où nous sommes est entouré de fil de fer cloué sur des poteaux de bois. Après avoir coupé le fil de fer nous arrachons les poteaux et parvenons à en faire, après beaucoup de peine , un feu de bivouac suffisant pour nous empêcher de mourir de froid. Nous nous accroupissons à côté sur nos talons et Chavane s’endort dans cette position bizarre. A chaque instant je crains de le voir tomber la tête la première dans le feu.


24 septembre : Nous attendons avec une immense impatience le lever du jour et trouvons qu’il tarde bien ! J’arrive cependant à reprendre un peu de vie bien que je sois littéralement transpercé par le froid brouillard de la vallée. Les batteries qui étaient au bivouac en avant de nous se reportent vers 5 heures du matin aux mêmes positions que la veille et vers 6 heures la 1ère batterie commence à tirer sur Cheppy et la sortie sud du village. A 7heures la 3ème batterie ouvre le feu sur l’infanterie allemande  qui attaque Boureuilles. A 7h30 les allemands se mettent à bombarder la position avec une violence telle qu’il va falloir l’abandonner. Le capitaine se préparant à partir en reconnaissance d’une autre position passe le commandement de la batterie à de Blois, mais à peine s’est-il éloigné qu’un obus tombant en plein dans la batterie blesse très grièvement à la tête le lieutenant de Blois. Un éclat entré par le côté gauche de la joue ressort par le devant de la figure après avoir fait dans la bouche de terribles ravages. Malgré cette horrible blessure de Blois ne perd pas un instant son sang-froid. Placé par les soins de Debray sur un brancard il est emporté par les brancardiers à l’ambulance de Neuvilly. La bouche de notre camarade qui n’est qu’une horrible plaie, l’empêche de prononcer une parole : il ne peut, en guise d’adieu, que se dresser sur son séant et nous faire le salut militaire. Embarqué dans un train sanitaire à destination du midi note camarade fut descendu à Lyon, son état au passage dans cette ville ayant été jugé trop grave pour qu’il put continuer sa route. Il eut la chance de tomber dans cette ville entre les mains d’un fort habile chirurgien spécialisé dans les soins aux blessés de la face et qui, à force de patience parvint à le guérir après plusieurs mois. Le travail pour y parvenir n’était pas mince notre camarade ayant eu 18 dents arrachées, une partie du maxillaire brisé, le palais endommagé et la langue à moitié sectionnée. Le départ de ce brave camarade nous remplit de tristesse car nous considérons tous sa blessure comme très grave. C’est d’ailleurs une chance qu’il ait été atteint seul dans la circonstance : Debray dont le cheval est tué net échappe à la mort par miracle. La batterie change de position pour se placer 200 mètres plus à droite et le tir continue sur les mêmes objectifs puis sur des batteries allemandes signalées à 500 mètres à l’ouest de Varennes sur la route de Cheppy. Vers 11 heures les batteries de 75 commencent à se replier et nous sommes dans l’obligation de faire de même. La batterie se replie donc par un chemin de terre situé à l’est et traversant la corne du bois des Côtes de Forimont. Au moment où la batterie entre dans le bois un obus tombe sur la colonne et blesse mortellement le conducteur Haudebourg parti le matin même de ma section pour aller remplacer un homme de la batterie de tir. Ses camarades le ramassent, le hissent sur un caisson pendant qu’un servant prend sa place sur ses chevaux et la batterie reprend sa marche. Elle n’a pas fait 100 mètres que le pauvre blessé expire dans les bras de ses camarades. La batterie se remet immédiatement en position à la sortie du bois et déclenche immédiatement le tir sur la route de Varennes à Boureuilles au nord de Boureuilles. Quelques servant creusent une tombe à côté » de la batterie qui continue à tirer. Le corps de notre pauvre garçon y est descendu et après que le capitaine a prononcé sur la tombe quelques prières une salve de 4 coups vient saluer la dépouille de notre pauvre camarade.
Pendant ce temps mon échelon est toujours à une petite distance au sud de Neuvilly et je m’aperçois que ma situation est  loin d’être sure. Tout d’abord je suis en pleine vue de l’ennemi et ensuite si je suis obligé de faire un mouvement de retraite ce sera obligatoirement par la route car il n’y a pas d’autre chemin à traves champ. Je décide donc de me reculer un peu et d’aller m’établir à quelques 200 mètres plus en arrière dans un petit ravin d’où je pourrai ressortir à l’est à travers champ. La situation continue à être de moins en moins claire malgré les efforts que je fais pour me renseigner. Un médecin major que j’interroge ne peut me dire ce qui se passe devant nous mais il me raconte qu’une action importante se déroule sur le front Roye Lassigny et que le combat est jusqu’à présent favorable à nos armes.
Sur la route d’Aubreville à Neuvilly j’aperçois dans l’après-midi une colonne d’infanterie se portant en avant dans un ordre magnifique. Poussant jusqu’à Neuvilly je vois que la colonne en question est un bataillon de chasseurs alpins qui traverse le village l’arme à la bretelle et au pas cadencé comme à la parade, se dirigeant à travers la forêt d’Argonne vers le hameau du Four de Paris. Cette position stratégique importante est, de la part des allemands, l’objet d’attaques violents. Ils veulent à tout prix s’emparer de ce village et couper ainsi la communication entre les 2 côtés de l’Argonne assurée par la route Clermont, les Islettes, Vienne la Ville.
A l’entrée de Neuvilly les habitants du village ensevelissent au bord de la rivière les morts des derniers combats. La route de Clermont Neuvilly est encombrée de voitures de toutes sortes et particulier une longue colonne de voitures d’ambulance avec les drapeaux claquant au vent. Si les boches aperçoivent cette colonne de voiture, notre affaire est claire malgré le drapeau de la croix rouge, et comme les champs sont encombrés eux aussi il y aura certainement du dégât. Mon échelon est en effet à l’est de la route et à côté de moi se trouve un échelon d’artillerie de campagne. A l’ouest de la route la 2ème batterie qui vient de nous rejoindre est en position de rassemblement. J’apprends par le capitaine que la batterie a été fortement marmitée dans le voisinage de la ferme de la Fonderie à l’est de Vauquois. Une dizaine d’hommes ont été mis hors de combat, tués ou blessés. 29 chevaux ont été tués et 3 avant-trains ont dû être laissés sur place par suite du manque de chevaux.
La première partie de l’après-midi se passe sans incidents notables sauf l’apparition d’un avion français qui nous survole et que Chavannes photographie.

Devant nous Boureuilles continue à bruler.

Comme je surveille ce qui se passe sur la route j’aperçois Moreau le vaguemestre du groupe, un énorme sac sur le dos : « Mon lieutenant, me crie-t-il, j’ai 3 paquets pour vous dans mon sac : je vous les donnerai ce soir- Ce soir ! Y pensez-vous ? Je serai peut-être mort, c’est tout de suite que je les veux ! » Mon impatience vient de ce fait que ces paquets, envoyés de Royan, contiennent du chocolat dont nous sommes privés depuis si longtemps. Me précipitant sur le vaguemestre je lui arrache son précieux sac, le vide au milieu de la route et trouve au milieu des lettres mes bienheureux paquets qui contiennent bien, comme je le pensais, du chocolat et du meilleur ! Nous décidons, Chavanne et moi, de le garder pour nous et pour les vrais amis, aussi je m’empresse de le cacher car on pourrait me faire un mauvais parti. La situation relativement calme dans laquelle nous nous trouvons menaçant de se prolonger je me décide, faute de mieux, à préparer un plat de pommes de terre frites. Vers 15h15 cependant le mouvement de repli des batteries de campagne continue et la 1ère batterie vient nous retrouver et se placer près de la 2ème batterie à gauche de la route. La batterie est à peine arrivée que les allemands se mettent à tirer des obus de gros calibre sur Neuvilly, mais cela ne nous inquiète pas trop car le village est maintenant à 1 km de nous. Cependant de minute en minute le tir s’allonge et les obus tombent bientôt à mi-distance du village et de nous. Les voitures d’ambulance qui sont sur la route et qui viennent d’avoir plusieurs hommes tués ou blessés commencent à se replier dans un assez grand désordre. A ce moment un homme de ma section étant très fortement atteint par la dysenterie je me décide à le faire évacuer et, dans ce but, je travers la route pour aller faire signe au capitaine le bulletin d’évacuation. Le capitaine n’est d’ailleurs  pas là et je pars à sa recherche en remarquant que le tir allemand qui s’est progressivement allongé tombe maintenant à moins de 100 mètres de nous sur la crête. Un cavalier traversant la crête en courant, tirant son cheval par la bride, disparait dans l’éclatement d’un obus. Je pense que l’homme et le cheval sont tués mais il n’en est rien et lorsque le nuage est dissipé j’aperçois l’homme qui est Beltranelli tenant toujours son cheval par la main et courant vers nous.   Le tir paraissant atteindre maintenant mon échelon placé de l’autre côté de la route, j’y retourne en hâte et me trouve là dans la plus grande confusion. J’échelon de l’artillerie de campagne, qui a sans doute été maltraite, part dans le plus grand désordre et ce désordre commence à gagner mon échelon. Sur la route déjà, 3 colonnes de voitures marchant de front se replient au galop, les chevaux pour la plupart sans conducteurs et malgré cela ou plutôt à cause de cela aucune voiture n’accroche sa voisine. Les obus tombent d’ailleurs maintenant par rafales de 4 en plein milieu de nous et je m’attends  à tout moment à être pulvérisé. Partout la confusion est extrême et mes conducteurs, gagnés par le mauvais exemple, sont déjà à cheval cherchant à gagner la route. Menaçant de casser la tête au premier qui essaye de fuir, j’arrive à les retenir cependant et, appelant Chavane je lui donne l’ordre d’emmener tout lze monde par la gauche en s’écartant le plus possible de la route que je sens être le point dangereux. Je ne peux malheureusement pas prendre moi-même la tête du mouvement et me faire obéir car je n’ai plus de cheval. Mon brave Agio qui était en train de manger son avoine attaché au chariot de batterie a rompu son licol aux premiers obus et a filé comme un lâche. Pendant que Chavane rallie mes voitures et que je ne sais trop où aller, un obus tombant entre nous deux nous rejette chacun de notre côté. Dans la haie voisine de la route un cheval de selle, indifférent à ce qui se passe, broute tranquillement : je l’enfourche et retraverse la route pour voir ce qui se passe à la batterie puisque le capitaine n’y est pas. La batterie est en train de partir et seul un caisson cherche son chemin. Apercevant le maréchal des logis chef Danjean à quelques mètres de moi je crie aux conducteurs du caisson : « suivez le chef ! » Au même moment un obus cache le chef à ma vue et me rejette à droite au milieu de la 2ème batterie qui cherche à contourner le bois au sud de la ferme de Brigianne. Ces bois étant d’ailleurs impénétrables j’appuie de nouveau à gauche lorsque j’aperçois dans le fond du vallon où était ma batterie un caisson et un porte-canon abandonnés les timons cassés. Je retourne donc à cet emplacement et constate que ces voitures appartiennent à la 2ème batterie qui vient d’ailleurs les chercher. Je me dirige alors vers le lieu où ma batterie a dû se replier après m’être rendu compte que rien n’est resté sur le terrain. Le tir allemand est maintenant terminé et le calme a succédé à l’agitation. Le terrain avoisinant est vide, cependant j’aperçois dans un champ à droite de la route le capitaine, pied à terre, accompagné du brigadier Tarotet et d’un brancardier nommé Henry : je me dirige vers eux. Le capitaine, m’apercevant me fait signe d’approcher : je me hâte donc et je vois à l’air bouleversé du capitaine qu’il vient de se passer quelque chose de grave. Je découvre en effet au milieu du groupe le corps horriblement mutilé de notre malheureux Danjean. L’obus qui l’a caché à mes yeux quelques minutes auparavant est entré dans son cheval en arrière de la selle et a éclaté à l’intérieur du cheval. Le pauvre Danjean est coupé en deux au niveau des dernières côtes et la mort a été si brutale que son visage est empreint de la même sérénité que celui d’un homme endormi. Les bras également sont intacts quant au reste du corps il est littéralement volatilisé, sauf les deux pieds chaussés de leurs brodequins que nous retrouvons à 50 mètres de là. Le buste de notre pauvre sous-officier a d’ailleurs été projeté lui aussi à plus de 50 mètres du point d’éclatement de l’obus où git encore le cheval mort. Cet horrible spectacle est bien pénible et nous en avons tous les larmes aux yeux aussi nous nous hâtons de donner la sépulture à ces funèbres débris. Aidé du brigadier Tarot, du téléphoniste Hubert et du canonnier Henry je ramasse dans une couverture les restes de notre malheureux chef et chacun de nous portant un des coins, nous les transportons dans le trou de l’obus meurtrier. Deux aumôniers qui passent sur la route viennent réciter les prières des morts sur la tombe autour de laquelle nous nous agenouillons tête nue. Ces pieux devoirs remplis i l n’y a plus maintenant qu’à quitter ces tristes lieux mais il faut auparavant rechercher les papiers que le chef portait dans la sacoche pendant à sa s elle et qui a été pulvérisée en même temps que le cheval. Ce cheval, une brave et excellente bête que je montais pendant mon année de service en 1909 répondait au nom de Martin. C’était un grand cheval aubère robuste et vigoureux qui me servit de monture pendant les grandes manœuvres de 1909 dans la Loire inférieure où j’étais agent de liaison de l’artillerie. Je dois avouer à ma honte que pendant ces manœuvres je devais couronner ce cheval de la plus malencontreuse façon. Comme son maître la pauvre bête la pauvre bête est coupée en deux en arrière du garrot. L’encolure et les membres antérieurs sont intacts, quant au corps proprement dit et aux membres postérieurs il est impossible d’en rien retrouver sauf les sabots. Autour du cheval sur un rayon de 5 à 6 mètres le sol est rouge de sang. Tous les papiers de la sacoche sont dispersés en menus morceaux et nous ne retrouvons pas grand-chose, en particulier le portefeuille et le portemonnaie du chef où devait se trouver une somme assez importante demeurent introuvables. Outre la mort du chef nous avons encore à déplorer la perte du trompette Patru, ordonnance de Lemasson et qui est grièvement blessé à la tête. Debray qui l’examine est très inquiet à cause des vomissements du blessé qui sont parait-il de graves symptôme. Heureusement d’ailleurs cette blessure n’était pas aussi grave que nous le pensions et le canonnier Patru devait se remettre assez vite. Il n’y a pas d’autres victimes dans le groupe et c’est vraiment un miracle. Dans les troupes voisines il y a eu, je crois, des pertes. Notre servant Henry ayant rencontré dans un champ pendant le bombardement ennemi un homme assez grièvement blessé et dans l’incapacité de se bouger se porte rapidement vers lui pour l’aider à se lever, mais à peine est-il sur son séant qu’un obus tombant près d’eux atteint le blessé à la tête et le tue net. Henry qui me raconte cela est navré de sa malchance : « si je l’avais laissé tranquille il n’aurait pas été tué ! » J’essaye de détruire ces scrupules exagérés mais le pauvre garçon reste néanmoins très troublé et s’accuse presque de la mort de ce blessé. Nos tristes devoirs terminés nous nous replions sur Clermont en Argonne mais nous n’allons pas bien loin car la batterie a été mise en position à l’ouest de la route vers le nord de la ferme de Soiron. L’échelon est établi sur la route dans une houblonnière. L’appel ayant été fait nous constatons qu’en dehors de Danjean et de Patru il ne manque personne sauf cependant notre médecin major Lenoble qui demeure introuvable. Nous finissons par apprendre que, pris d’un accès de terreur panique il a sauté à cheval et est parti vers le sud à bride abattue pour venir échouer épuisé, haletant à l’hôpital de Clermont d’où on l’évacue pour troubles cardiaques graves. Le fait est que depuis plusieurs jours ce pauvre toubib était dans un état d’épuisement lamentable.

 Si nous avons un médecin de moins nous avons un lieutenant de plus arrivé pendant la bagarre. C’est un ancien polytechnicien nommé Plantade, démissionnaire après 7 ou 8 ans d’armée d’active et avec lequel ma maison a été en rapport d’affaires avant la guerre.

Candlot vient me ravitailler en munitions et comme la nuit est maintenant venue je prends mes dispositions pour bivouaquer sur place lorsque nous apprenons avec joie que le groupe doit cantonner à Auzéville. Sans en demander davantage nous partons à 19h30 mais la traversée de Clermont encombré s’effectue avec une telle lenteur que nous atteignons le cantonnement à 20h30. Le cantonnement est d’ailleurs fort bon, bien que nous n’ayons pas de lit, et chacun s’installe au mieux pour se reposer des fatigues de la journée.

Avion au combat

Avion au combat

le 24 septembre

Clermont en Argonne en ruines

Clermont en Argonne en ruines

La route des Islettes

Clermont Argonne en ruines

Clermont Argonne en ruines

L'hôpital

Clermont en Argonne en ruines

Clermont en Argonne en ruines

La rue de l'église

Clermont en Argonne en ruines

Clermont en Argonne en ruines

La route des Islettes 2

Clermont en Argonne en ruines

Clermont en Argonne en ruines

L'abreuvoir

25 septembre : La journée se passe au cantonnement sans incident et ce repos est fort salutaire. La terrible vie que nous menons commence à avoir de graves connaissances sur l’état sanitaire. Le capitaine en particulier, qui s’est dépensé sans compter depuis l’entrée en campagne est absolument épuisé ce qui nous inquiète énormément. Les hommes sont à la limite de leurs forces : plusieurs ont dû être évacués dans un état grave. Les pertes par le feu ont également été très dures puisque dans ces derniers jours le groupe a perdu une vingtaine d’hommes tués et autant de blessés. Pour les chevaux, la situation n’est pas meilleure : près de 100 ont été tués ou abattus depuis une semaine. Ceux qui restent ne sont pas en bon état et pour la première fois aujourd’hui depuis 6 semaines nous pouvons les dételer et les déharnacher ! Nous constatons alors sur le dos de ces malheureuses bêtes des plaies affreuse produites par le harnachement.


26 septembre : Nous nous levons assez tard après une excellente nuit mais aucun ordre de mouvement n’est arrivé. Le matin nous entendons cependant une violente canonnade sur notre gauche, au-delà de la forêt d’Argonne mais bien en avant de nous. De notre côté, quelques coups de canon en avant d’Aubreville et de Neuvilly. Il ne semble pas que les allemands poursuivent leur effort offensif de ces jours derniers qui nous a rejetés aux lisières nord de la forêt de Hesse et sur les lignes de la ferme de Buzémont. Vers 14 heures le capitaine me d’aller avec trois sous-officiers dont Langlois et deux autres arrivés la veille du dépôt Colin et Grimaud, rechercher sur le terrain du combat d’hier les papiers du chef. Nous y allons mais malgré nos recherches les plus attentives nous ne retrouvons que le contrôle des chevaux et le cahier de prêt, tout cela en piteux état, et une lettre de Danjean adressée à sa femme  et couverte de sang. Du point où nous sommes on entend encore la canonnade à notre gauche mais elle parait s’éloigner. De notre côté : plus rien, calme plat. Le soir on nous annonce que les allemands ont subi deux échec, un près de Saint Mihiel l’autre au nord de Ste Ménéhould. Un peu avant la tombée de la nuit nous voyons passer au cantonnement le 56ème d’infanterie qui a,  ma foi, fort bonne allure. Ce régiment appartient à la 15ème DI du 8ème corps, venu à notre secours deux jours auparavant. Quant à la 16ème DI elle est toujours du côté » de Saint Mihiel où la 15ème part la rejoindre. Notre groupe a passé la journée au cantonnement sauf la 2ème batterie qui, partie le matin de bonne heure est allée se mettre en position près de Vauquois : elle rentre d’ailleurs le soir sans avoir tiré.

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27 septembre : Toujours rien de nouveau. A 7 heures nous entendons la messe dans l’église du village qui sert en même temps de cantonnement pour les troupes. Le capitaine, Chavane et moi nous profitons de cette occasion, qui ne s’est pas offerte depuis le 15 aout, pour communier. La messe est dite par l’abbé Robert, autrefois vicaire à Chatillon Coligny où je l’ai connu, et maintenant aumônier au groupe de brancardiers de corps au 5ème CA. A 12h30 nous recevons l’ordre d’aller cantonner à Rarécourt pour désencombrer Auzéville. Nous nous apprêtons à partir quand arrive un nouvel ordre : il faut aller occuper une position Neuvilly pour tirer sur Vauquois. Nous partons donc à 13h30 par Clermont et Neuvilly en traversant le lieu du bombardement de ces jours précédents : il y a encore sur la route à l’entrée de Neuvilly le corps tout déchiqueté d’un tringlot. L’église du village a été pendant les combats de ces derniers jours transformée en ambulance et le sol est encore couvert de paille et de pansements dispersés. Sous la chaire un sergent d’infanterie mort est étendu, les mains croisées sur la poitrine et tenant encore entre ses mains crispées un crucifix. Je me recueille quelques minutes devant cette émouvante vision mais je ne dois pas m’attendrir car aujourd’hui encore nous allons nous battre. Les batteries se mettent en effet en position dans le premier ravin au nord de Neuvilly. Tout autour de nous une profusion de batteries de 75 dont une partie tire sur Vauquois et les lisières nord de la forêt de Hesse. Le 15ème CA et la 10ème DI doivent attaquer le bois de Cheppy. Au début les allemands se taisent mais vers 17 heures ils commencent par envoyer 7 ou 8 obus de 77 sur la route de Clermont puis une vingtaine d’obus de gros calibres sur la partie ouest de Neuvilly. Bientôt leur feu se tait devant le tir de nos batteries : un maréchal des logis aviateur me dit que notre tir a été particulièrement efficace. Vers 18 heures une vive fusillade s’engage mais tout rentre bientôt dans le silence nous recevons l’ordre de rentrer à Rarécourt par Aubreville, Vraincourt et Auzéville. La route est très mauvaise, cependant nous finissons par atteindre Rarécourt où chacun s’installe assez confortablement.


28 septembre : Cette journée se passe encore pour nous sans événement notable puisque nous ne quittons pas le cantonnement. Le matin cependant un incident se produit à propos de carreaux qui auraient été cassés dans une maison par nos hommes ce qui est d’ailleurs reconnu faux mais le commandant qui a horreur des pillards menace de fusiller tout le monde et a une violente altercation avec Plantade le nouveau lieutenant.
29 septembre : Le matin nous arrive une très pénible nouvelle : le commandant Drouhard est relevé de son commandement et placé en disponibilité. Il est envoyé en disgrâce dans la 12ème région et doit partir sans cheval ni ordonnance. Nous reconnaissons tout de suite dans cette mesure une manigance du colonel. Le coup qui frappe notre commandant l’étonne tellement qu’il ne s’en indigne même pas. Il nous fait ses adieux et nous quitte à 13h30 au milieu de l’émotion générale. Ce départ si brutal auquel nous ne nous attendions pas nous cause la plus vive tristesse et plonge tout le groupe dans le plus profond désarroi. Le capitaine Neuville nous quitte aussi mais pour une autre raison : il est absolument épuisé par la dysenterie. Cette maladie continue d’ailleurs à sévir chez nos hommes et nous en évacuons presque tous les jours. Par contre un nouveau médecin nous arrive mais il est tellement assommant que nous saluons avec joie l’annonce de son départ prochain. Dans la journée nous recevons un renfort de 100 chevaux ce qui améliore beaucoup notre situation. Le groupe a perdu en effet beaucoup de chevaux et a, de plus, 40 indisponibles que nous confions au maire de Rarécourt. Le commandant Drouhard est remplacé provisoirement par le capitaine Andrieux qui vient du parc du CA. Comme c’est un dyspeptique consommé et qui ne mange que des nouilles nous prévoyons que la vie au groupe ne sera pas drôle aussi nous décidons de séparer la popote de batterie de celle de l’état-major.

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29 septembre : Le matin nous arrive une très pénible nouvelle : le commandant Drouhard est relevé de son commandement et placé en disponibilité. Il est envoyé en disgrâce dans la 12ème région et doit partir sans cheval ni ordonnance. Nous reconnaissons tout de suite dans cette mesure une manigance du colonel. Le coup qui frappe notre commandant l’étonne tellement qu’il ne s’en indigne même pas. Il nous fait ses adieux et nous quitte à 13h30 au milieu de l’émotion générale. Ce départ si brutal auquel nous ne nous attendions pas nous cause la plus vive tristesse et plonge tout le groupe dans le plus profond désarroi. Le capitaine Neuville nous quitte aussi mais pour une autre raison : il est absolument épuisé par la dysenterie. Cette maladie continue d’ailleurs à sévir chez nos hommes et nous en évacuons presque tous les jours. Par contre un nouveau médecin nous arrive mais il est tellement assommant que nous saluons avec joie l’annonce de son départ prochain. Dans la journée nous recevons un renfort de 100 chevaux ce qui améliore beaucoup notre situation. Le groupe a perdu en effet beaucoup de chevaux et a, de plus, 40 indisponibles que nous confions au maire de Rarécourt. Le commandant Drouhard est remplacé provisoirement par le capitaine Andrieux qui vient du parc du CA. Comme c’est un dyspeptique consommé et qui ne mange que des nouilles nous prévoyons que la vie au groupe ne sera pas drôle aussi nous décidons de séparer la popote de batterie de celle de l’état-major.


30 septembre : A peine sommes-nous réveillés vers six heures qu’un ordre arrive pour la 1ère et la 3ème batterie d’avoir à se porter à Aubreville en passant par Vraincourt. Nous partons à sept heures et poussons jusqu’à Neuvilly d’où nous allons nous mettre en batterie à 200 mètre au sud du bois des cotes de Forimont et à 1500 mètres au sud de la ferme de Buzémont occupée par nos avant-postes. Un bataillon du 46ème de ligne occupe les tranchées à 300 mètres en avant des batteries. Nous sommes donc très en l’air et probablement vus mais la situation est heureusement un peu ^plus sure que les jours précédents. Je place mon échelon à quelques centaines de mètres des batteries qui sont en surveillance sur la route de Varennes au Four de Paris qu’on voit nettement de la position de batterie. Bientôt un chasseur à cheval vient nous annoncer qu’une colonne ennemie de toutes armes est arrêtée sur cette route vers la cote 207. Immédiatement la 1ère batterie ouvre le feu sur cet objectif et cause dans les rangs ennemis les plus grands ravages. Nous voyons les hommes fuit de tous côtés, les voitures faire demi-tour et culbuter, les chevaux affolés se sauver à travers champs, une partie de la colonne fait d’ailleurs demi-tour et rentre dans Varennes sur lequel la 3ème batterie dirige son tir. Notre batterie ayant tiré ainsi de 10h à 10h30 180 coups environ cesse le feu et alors nous apercevons nettement les brancardiers venir sur le lieu bombardé pour ramasser les blessés et enterrer les morts. Nous voyons aussi nettement des fantassins allemands alignés pour rendre les honneurs militaires à leurs camarades tués et pas un instant nous n’avons l’idée de reprendre le tir. Malgré toutes les horreurs que nous avons vues commettre par les allemands personne ne veut employer les mêmes procédés. J’avoue d’ailleurs que cet état d’esprit chevaleresque mais un peu naïf n’a pas duré et plus tard nous n’avons jamais laissé passer une occasion de faire aux allemands le plus de mal possible. Le général Micheler commandant le 5ème CA et le général Labarraque commandant l’artillerie se sont déclarés pleinement satisfaits des résultats de notre tir. Le tir terminé nous laissons 2 pièces en batterie et emmenons le reste à Neuvilly à l’endroit où j’avais formé le pare il y a quatre jours. A peine sommes-nous installés à cet endroit que les allemand, pour se venger sans doute, commencent à bombarder la cote 290 et ses abords. Ils se mettent également à tirer sur Neuvilly chassant ainsi les convois qui s’y trouvent. Au bout de peu de coups d’ailleurs le feu prend dans les maisons voisines de l’église et en moins d’une minute tout un pâté de maisons flambe. Ils envoient aussi cinq ou six obus sur Aubreville et je demande ce que signifie ce renouveau d’activité lorsque Guilmin vient me dire de la part du général de me replier sur Aubreville. Les obus tombent maintenant tout près de nous et il est temps que nous partions. La route me paraissant peu sure et passablement encombrée je fais prendre à ma colonne le chemin de terre qui nous amène dans un emplacement de parc voisin du gué. Le génie a fait à cet endroit sur la rivière d’Aire un pont pour l’artillerie de campagne et plusieurs passerelles pour l’infanterie, travaux exécutés avec une minutie et une élégance que j’admire. Vers 17 heures on me communique un ordre du colonel Peyronnel enjoignant aux batteries de rejoindre Rarécourt où j’arrive à 19 heures. Les batteries arrivent à 20h15. Les deux pièces restées sur la position après notre départ ont continué à tirer pendant une partie de la soirée sur les mêmes objectifs et n’ont pas été découvertes par les allemands qui ont toujours tiré long.
Avec cette journée du 30 septembre se termine pour nous la suite des combats qu’on nomme « bataille de l’Aisne » et qui furent pour nous si meurtriers. Ma batterie a d’ailleurs tiré pendant ces journées environ 800 coups de canon et je pense qu’elle a fait subir aux boches des pertes importantes. En terminant le récit de cette bataille de l’Aisne il n’est pas inutile de réfuter une opinion assez répandue pendant et après la guerre. On a dit que les allemands se seraient arrêtés après leur retraite de la Marne sur des positions nettement définies et préparées à l’avance. Il est à peine besoin de réfuter cette dernière assertion : les allemands en effet étaient trop vigoureusement accrochés devant nous le 11 septembre pour songer à établir derrière eux une ligne de repli pour y travailler activement. L’état de cette ligne aurait d’ailleurs été fort sommaire lorsque nous nous sommes présentés devant elle le 15 septembre. La ligne de retraite n’était même pas définie c'est-à-dire que les allemands ignoraient en commençant leur retraite la limite exacte de celle-ci. Cette retraite a été limitée par le renforcement progressif des allemands qui se repliaient sur leurs bases et par l’affaiblissement de nos troupes qui s’éloignaient des leurs. Le manque de munitions qui se faisait surtout sentir dans l’artillerie de campagne et l’état d’épuisement de nos troupes parmi lesquelles la dysenterie continuait à faire de terribles ravages nous ont empêchés de faire de cette bataille une victoire décisive complétant celle de la Marne. Les allemands savaient si peu la limite de leur retraite qu’ils ont abandonné des positions capitales de Vauquois et du bous de Cheppy et qu’ils ont failli nous laisser prendre Montfaucon. Si l’amplitude de cette retraite avait été nettement définie ils auraient fait en sorte de se replier sur la forêt de Hesse ce qui leur aurait permis de garder sous leur feu de Ste Menehould à Verdun alors qu’ils s’en sont éloignés de plus de 12 km, nous rendant ainsi la libre disposition d’une voie ferrée de première importance pour le ravitaillement de la place de Verdun. Pour racheter cette erreur et reconquérir en partie ces lignes de résistance c'est-à-dire le bois de Cheppy et son avancée de Vauquois les allemands ont été obligés de livrer les violents combats des 22, 23 et 24 septembre qui furent si meurtriers pour eux, comme pour nous, hélas! 

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