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2 février : C’est aujourd’hui que je dois accomplir à Clermont mon vol d’essai en avion. Bien que le temps ne soit pas favorable je pars tout de même à 9 heures. Sur le terrain d’aviation où j’arrive bientôt aucun avion n’est prêt à partir. « Vous prendrez le premier qui va rentrer me dit le capitaine commandant l’escadrille. Bientôt en effet un biplan Maurice Farman apparaît dans le ciel se dirigeant sur nous. Pour atterrir le nez au vent il va virer au dessus d’Aubreville et pique droit sur les hangars. Est-ce la faute du vent ou l’inexpérience du pilote, mais l’appareil tangue terriblement et au moment de l’atterrissage une aile vient presque toucher le sol : est-ce le capotage ou le cassage de bois ? Après quelques hésitations l’appareil se redresse et vient s’arrêter devant nous. « Quel temps de chien ! me dit le lieutenant qui descend de l’appareil, on est secoué comme dans un panier à salade ! » Pour mes débuts je suis servi : mauvais temps, mauvais pilote, de plus je crains beaucoup le mal de cœur. Cependant je ne veux pas « caler » En un clin d’œil j’enfile la combinaison de Péronne, je coiffe un passe montagne et j’enjambe le « zinc » ou « carlingue » dont on a prudemment retiré la mitrailleuse de peur que je ne me blesse sans doute ! L’avion a mis le cap sur Aubreville, le moteur ronfle, lâchez tout ! Nous roulons rapidement sur le sol lorsque tout à coup je vois le village d’Aubreville s’enfoncer sous l’horizon : cette impression est produite par le redressement de l’avion et nous décollons sans secousse. Ma première impression est, je l’avoue, franchement agréable. Tant que l’avion monte on se sent doucement porté sans heurt et si ce n’est le vent froid qui me coupe la figure et le bruit du moteur qui assourdit ce serait parfait. Malheureusement nous ne pouvons monter indéfiniment car les nuages sont très bas. Ce serait pour nous une grave imprudence d’entrer dans le coton car nous risquerions fort de nous retrouver la tète en bas en sortant. Il parait que cette mésaventure est déjà arrivée à plusieurs aviateurs. Dans le « coton » en effet on perd la notion de verticale. A 700 mètres environ nous cessons de monter et nous arrivons au dessus de l’agglomération de Clermont. La sensation est maintenant beaucoup moins agréable. Le soleil et le vent passant entre les nuages déterminent des « trous d’air » dans lesquels nous dégringolons. On a alors l’impression d’être dans un ascenseur dont la corde serait cassée. Toutes les deux ou trois minutes la plaisanterie recommence ce qui n’est pas drôle du tout. Bientôt voici les Islettes : penché par-dessus la carlingue j’examine le spectacle vraiment curieux qui s’offre à mes yeux. Les routes, les bois, les bois dessinent sur le sol la plus vivante des cartes de géographie. Les petits points noirs sont les gens, les gros points les chevaux dans les prés. Tout est d’une netteté admirable. Nous suivons la vallée de la Biesme. Voici les petites Islettes, le moulin de Broda. Tout à coup mon pilote met son moteur au ralenti pour être moins assourdis : « Cha !me crie t-il, savez-vous où sont les lignes ? – Parbleu ! – Et bien il faudra me le dire car moi je n’en sais rien. Avec le vent du sud il faudra même se méfier et tourner un peu avant ! » Voilà qui n’est pas mal : un pilote qui ne ait pas où sont les premières lignes ! Il ne doit pas être depuis longtemps dans le secteur. Voici le Neufour et un peu plus loin le Claon avec sa gare. J’ai bien envie d’aller tourner au dessus de la batterie mais nous sommes vraiment trop bas et avec le vent qu’il fait nous risquons d’être entraînes au dessus des premières lignes. Il vaut mieux faire demi-tour et rentrer par le même chemin. Les trous d’air sont toujours aussi abondants et je ne suis pas fâché d’apercevoir au loin le champ d’aviation et ses hangars. Un large virage au dessus d’Aubreville et nous piquons droit sur les hangars. A l’inverse de tout à l’heure les maisons me paraissent se dresser maintenant dans le ciel mais je n’(ai pas du tout l’impression que nous piquons. Mollement l’avion se pose sur le sol, roule pendant quelques mètres et s’arrête doucement devant le hangar. Ravi de cette promenade mais cependant un peu frigorifié je saute du « zinc ». Le pilote que j’interpelle m’apprend qu’il n’est dans le secteur que depuis 2 jours, ce qui explique son ignorance de la position des lignes. Il m’apprend en même temps que dans chaque trou d’air que nous avons rencontré nous sommes dégringolés de 15 à 20 mètres. J’en ai un frisson rétrospectif ! Après un bon déjeuner chez les aviateurs je rentre au Claon.

3 février : Dumay étant de garde à la position nous y montons le matin Lemasson et moi pour prendre notre déjeuner en commun mais à peine suis-je arrivé qu’un ordre m’arrive de me rendre au PCA immédiatement. J’y trouve en arrivant le colonel Rollet qui me met au courant de la situation. Il  s’agit de faire un tir de concentration sur le centre de la division du Cap au golfe est. Les batteries devant être réglées aujourd’hui, je rentre vivement déjeuner à la batterie et à 13 heures Dumay part faire son réglage. Les boches ayant été parfaitement ennuyeux le réglage ne peut commencer qu’à 16 heures.

6 février : La situation est toujours calme dans le secteur mais on y sent l’agitation latente. On parle toujours d’une attaque de grande envergure sur la région de Verdun mais rien de précis n’a pu encore être établi. En prévision de cette attaque nous recevons l’ordre d’avoir sur notre position des vivres pour deux jours.

7 février : Profitant du beau temps je suis allé aujourd’hui déjeuner au baraquement Monhoven avec Streicher et ses camarades dont l’un est professeur au collège Stanislas et l’autre père jésuite. Notre repas est d’ailleurs d’une gaieté folle et je reviens enchanté de l’aimable accueil des fantassins.

Avec le beau temps l’invasion des rats recommencent et comme tous les sérums de l’Institut Pasteur ne donnent pas grands résultats nous employons maintenant les armes à feu. Pour cela nous enlevons les balles des cartouches et remplaçons les balles par du riz en guise de plomb. On sort à la nuit tombée accompagné d’un rabatteur portant une lampe électrique de poche et avec laquelle il projette des éclairs. Les rats en promenade près des trous à ordures s’arrêtent fascinés par la lumière et c’est le moment pour le chasseur de leur envoyer son coup de fusil. Le riz est une terrible mitraille et de plus il n’est pas perdu car on obtient par ce moyen du « rat au riz » qu’il n’y a plus qu’à faire cuire à feu doux et à servir chaud.

10 février : Depuis hier matin la neige tombe couvrant la forêt d’un superbe manteau immaculé. C’est superbe, mais bien embêtant ! Le capitaine Achard étant tombé malade je reprends aujourd’hui le commandement de l’A.L. de la division que, à vrai dire, je n’avais jamais quitté. Le soir l’abbé Henry, l’abbé Gailhouste et Surin viennent dîner à la maison et nous nous amusons comme des petits fous !

Le 5ème corps doit être relevé ces jours ci et remplacé par le 7ème. Déjà les reconnaissances sont faites dans le secteur. La 125ème division doit être relevée par une division algérienne rattachée au 7ème corps. Lorsque cette relève sera faite et que nous aurons des zouaves devant nous nous pourrons dormir tranquilles.

13 février : Depuis quelques jours je prends de nouveau le service à la position de batterie par suite des menaces d’attaque boche. Cette nuit en particulier je suis de garde et dors bien tranquillement dans ma cagna souterraine lorsqu’à 2h30 le capitaine Cavillon me donne par téléphone le branle bas de combat. Nous devons être tous à nos postes à 5h30 l’attaque allemande étant vraisemblablement pour ce matin. Je transmets immédiatement ces ordres aux batteries. A 4h15 le capitaine Cavillon arrive avec ses adjoints et tout son personnel. En attendant le jour nous cassons d’interminables croutes. A 5 heures Dumay et Gadet arrivent en renfort. Le jour s’étant levé sans apporter de changement à la situation je pense que, pour une fois de plus, c’est une fausse alerte, mais il ne doit pas en être de même chez nos voisins si j’en juge par la violente canonnade que l’on entend à gauche. Il est heureux d’ailleurs que les allemands se tiennent tranquilles aujourd’hui car nous n’avons pas beaucoup de munitions, 3 à 400 coups tout au plus. Nous recevons heureusement pas mal de munitions dans la journée et le soir nous avons plus de 940 obus.

 

15 février : La situation est toujours stationnaire et l’attaque allemande n’a pas encore eu lieu. Le temps par contre devient franchement mauvais et la vie des fantassins devient très pénible. Toutes ces misères ne les empêchent pas d’être de bonne humeur et de chanter en rentrant au cantonnement comme ceux que j’ai rencontrés ce matin. Quels gens admirables ! Le plus triste est que leur situation n’émeut pas assez les gens de l’arrière qui sont blasés sur toutes ces souffrances par toutes les bêtises qui ont été racontées. Ou bien on considère que les  tranchées sont des lieux de délices ou bien on raconte les souffrances qu’on y endure sur un mode si dithyrambique que personne n’y croit. Dans les deux cas le résultat est le même. Seuls ceux qui subissent ces souffrances ou ceux qui comme nous les voient de près les partagent un peu, savent à quoi s’en tenir. La vérité est que nos soldats souffrent terriblement de la pluie, du froid et du feu de l’ennemi. La vérité est qu’ils endurent toues ces souffrances avec un stoïcisme admirable !

Le lieutenant Desaulle aux Islettes

20 février : Le temps s’est remis au beau. Toujours rien de nouveau mais comme il faut être prêt à toute éventualité je vais à mes batteries et en particulier à la batterie de 95 de la Fontaine Ferdinand vérifier l’état des engins de protection contre les gaz. Comme j’arrive au camp de la Fontaine Ferdinand les boches tirent sur la 8ème batterie du 45ème sans heureusement y faire de dégâts. Nous sommes prêts maintenant et les boches peuvent venir. Nous avons en ce moment des munitions, sinon en quantité surabondante, tout au moins en quantité suffisante. Le matériel de défense contre les gaz est notablement amélioré et nos masques en particulier permettent de respirer d’une manière beaucoup plus parfaite. Nous possédons même des pulvérisateurs à vigne destinés à vaporiser dans les abris des solutions d’hyposulfite de soude qui ont la propriété d’absorber les gaz actuellement répandus par les boches. Le premier emploi que nous faisons de ces pulvérisateurs est de simuler avec quelques uns de mes poilus une attaque par jet de liquides enflammés ! Les points vulnérables de l’ennemi nous sont maintenant beaucoup mieux connus grâce aux progrès des plans directeurs, progrès rendus possibles par ceux de la photographie aérienne. Cette dernier arrive maintenant à des résultats remarquables et aucun détail de l’organisation ennemie ne nous est inconnu.

Le premier emploi des pulvérisateurs
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CARTE AU 21 FÉVRIER 1916

21 février : Dès le matin les allemands commencent à tirer assez violemment de notre côté. Les coups sont heureusement un peu longs et tombent vers le carrefour du chemin des Romains et de la route de la Chalade. 150 ou 200 coups tombent ainsi dans la journée mais aucun autre bombardement ne se manifeste dans le secteur. Je continue dans la journée la tournée des batteries sous mon commandement et constate que tout est calme. De nombreux avions allemands passent dans la matinée se dirigeant vers le sud. D’autres, au nombre de 15 au moins repassent dans l’après-midi se dirigeant vers Sainte Menehould. Quant à notre propre aviation elle brille par son absence. Cette activité anormale dénote certainement une attaque dont nous ignorons encore le lieu. Le soir vers 20h30 alors que je suis tranquillement dans ma petite cagna souterraine, la brigadier téléphoniste vient me chercher en me disant qu’un Zeppelin passe au dessus de nous. Je me hâte de courir jusqu’à la clairière mais si j’entends nettement le bruit du moteur il m’est impossible de rien voir que d’autre que les éclatements d’obus, les fusées éclairantes et les pinceaux des projecteurs. Nous avons en effet dans le secteur plusieurs projecteurs électriques sur automobiles qui rendent les plus grands services.

Malgré cette alerte je me décide à me coucher mais ne tarde pas à être réveillé par un coup de téléphone du P.C.A. : branle-bas de combat pour tout le monde. Sortant de ma cagna je m’aperçois en effet que la canonnade est extrêmement violente du côté de Verdun malgré que les bruits venant de cette région soient en général perçus très difficilement. 

22 février : Au lever du jour, toujours rien de nouveau chez nous si ce n’est que les allemands tirent toujours un peu de notre côté. A droite la canonnade est toujours extrêmement violente et nous n’avons aucun renseignement. Cependant dans la matinée une bonne nouvelle nous arrive : le Zeppelin qui est passé au dessus de chez nous hier au soir et qui s’en allait bombarder le gare de Revigny a été abattu à Brabant le Roi par un obus incendiaire tiré par un auto canon. L’équipage est anéanti. Vers 11 heures de nombreux avions boches rentrent dans leurs lignes. Un de nos Nieuport n’écoutant que son courage les attaque bravement mais pris à parti par trois aviateurs il s’abat dans les bois près de Neufour. La pilote relevé avec les 2 jambes cassées et plusieurs balles dans le corps est ramené mourant au Neufour. La mort de ce courageux aviateur nous remplit de tristesse.

Dans l’après midi je vais faire un tour aux Islettes. D’autres avions allemands survolent encore la région. L’un d’eux en rentrant dans ses lignes a la mauvaise idée de lancer deux bombes sur la gare du Claon où se trouve mon brigadier Doisne avec plusieurs attelages. Par miracle personne n’est blessé.

25 février : L’action est toujours vive sur Verdun et la canonnade ne cesse ni jour ni nuit. Notre secteur est lui-même assez agité mais sans attaques à proprement parler. Depuis trois jours la neige tombe avec abondance et nous espérons que cela calme un peu la violence des attaques allemandes. La batterie Achard qui était devant nous s’en va rejoindre le reste du groupe du côté d’Avaucourt.

27 février : Mauvaises nouvelles : les boches auraient pris, parait-il, le fort de Douaumont, pierre angulaire de la défense de Verdun. Devant nous la situation est toujours calme.

28 février : A peine ai-je fini de déjeuner que je reçois l’ordre de me rendre au boyau des Coloniaux au sujet d’un entonnoir de mine qui s’est produit dans la nuit et que les allemands occupent. Je par donc immédiatement par le Nouveau Cottage où je rencontre le capitaine Auperrin adjoint du colonel Ardouin. De là je file à l’ouvrage 16D situé sur la croupe entre le Ravin Sec et les Courtes Chausses. Le boyau que je suis obligé de prendre est complètement bouleversé par les minen. Je rencontre aux ouvrages le commandant de l’ouvrage et vais partir lorsque le commandant Sanpaillot du 8ème chasseurs à cheval me téléphone et me dit de l’attendre. En l’attendant je monte jusqu’en première ligne où l’on voit très bien l’entonnoir en question.

29 février : Une opération devant être tentée aujourd’hui sur l’entonnoir du boyau des Coloniaux je reçois à 9 heures l’ordre d’aller régler le tir de la batterie. Je pars donc à 11h30 avec l’aspirant Gadet et le maréchal des logis Lacheret. A 12h45 nous sommes à la tourelle observatoire de 16D. C’est une tourelle en acier à l’épreuve de la balle de fusil et des éclats placée au ras du sol à la partie supérieure d’un puits communiquant avec une saper. De ce point on voit à peu près et on est relativement à l’abri. Le commandant du secteur étant en première ligne je vais le voir pour m’entendre avec lui sur le tir à exécuter. Les boches pendant ce court trajet envoient quelques marmites sur le boyau, néanmoins nous passons sans encombre. Pour que je puisse battre convenablement l’entonnoir il serait nécessaire d’évacuer la première ligne mais le commandant m’ayant dit que c’était chose impossible je me décide à tirer long sur l’entonnoir. Je reviens donc à l’ouvrage 16 D. et j’attends l’ordre de commencer mon réglage. Le lieutenant Pinchart Deny du 45ème doit régler l’artillerie de campagne. A 15 heures on nous prévient d’avoir à commencer les réglages l’attaque devant avoir lieu à 17h45. Les boches inquiétés par les premiers réglages du 75 commencent à devenir hargneux et tirent pas mal de notre côté. A 16h15 je grimpe à mon tour dans la tourelle pour procéder à mon réglage qui se termine heureusement en douze coups. La tourelle d’observation mesure environ 60 centimètres et on y est fort mal d’autant plus que les obus tombent tout autour en assez grande abondance. Déjà j’aperçois des fantassins de chez nous qui commencent à escalader de la lèvre sud de l’entonnoir. A 17h15 commence notre tir d’efficacité. A tour de rôle nous montons dans la tourelle Pinchard et moi pour surveiller le tir mais le séjour dans l’observatoire devient de plus en plus périlleux, l’intensité du tir ennemi augmentent à chaque minute. A un moment donné un obus tombe si près de la tourelle que des morceaux de pierres tombent dans la sape où nous sommes. Un autre tombe sur l’entrée de la sape et nous projette une brouettée de grosses pierres dont une frappe Lacheret assez brutalement. Au moment où Pinchard descend de la coupole et où je m’apprête à  monter un obus de gros calibre arrive en plus dessus. Pinchard grimpe immédiatement à l’échelle pour examiner les dégâts. La tourelle est aplatie et si l’un d’entre nous avait été à son poste il aurait été transformé en galette. Nous ne pourrons donc plus observer ce qui d’ailleurs n’a aucune importance car maintenant on n’y voit plus. Le tir des allemands est en ce moment d’une intensité inouïe et les obus claquent de tous côtés avec un bruit assourdissant. D’après ce que nous savons l’attaque doit se déclencher 17h45. A 18h12 l’intensité du tir allemand est encore telle qu’il ne faut pas songer à quitter notre abri. Vers 18h45 cependant une légère accalmie se produit et je me décide à partir. Par une nuit d’une noirceur d’encre, au milieu des boyaux bouleversés nous avons énormément de peine à trouver notre chemin. Enfin à 20 heures passées, je suis de nouveau de retour au Claon, harassé et crotté jusqu’à l’échine.

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