Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er décembre : Aujourd’hui nous devons nous installer définitivement à la nouvelle position de batterie : je pars donc à 7h45 avec 4 hommes. Croyant avoir trouvé un chemin plus court que celui utilisé d’habitude je m’engage avec mes hommes dans le boyau de Londres, immédiatement à gauche du fort Saint Michel. Jusqu’au ravin de Fleury tout va bien ; il y a encore dans ce coin un amoncellement incroyable de batteries à moitié détruites, des caissons démolis, des monceaux de douilles vides. On travaille d’ailleurs très activement au rétablissement de la route de Fleury. Par le boyau de côte nous grimpons sur la crête de Froideterre mais à partir de ce point c’est le néant complet. La crête et l’ouvrage lui-même près duquel nous passons, sont bouleversés d’une manière extraordinaire. C’est vraiment ici qu’on peut parler de « paysage lunaire’. Pour comble de malheur le brouillard augment et nous enveloppe et je me demande de quel coté diriger mes pas. Enfin après avoir erré au milieu des trous d’obus nous finissons par trouver le boyau de Belgrade qui est dans un état déplorable, mais qui nous permet cependant d’atteindre notre position sans encombre. Heureusement il gèle un peu, grâce à quoi nous pataugeons un peu moins, de plus les Boches sont sages. A la position de batterie tout va bien et les travaux avancent mais avec une lenteur désespérante à cause de la dureté du terrain. J’ai pu obtenir pour le creusement de mes abris le concours d’un sapeur du génie qui nous arrive avec des pétards de mélinite mais cela ne nous apporte pas une grande amélioration et je me demande si nous aurons des abris pour le jour de l’attaque. Il nous faudra en effet rendre au capitaine Pertus la sape qu’il a bien voulu me confier car il en a besoin lui-même pour loger son personnel. Pour ma part je m’installe chez le capitaine Pertus qui m’offre un brancard dans sa sape. Après le repas je m’installe éreinté sur le dit brancard lorsque, tout à coup, le téléphone retentit. On m’informe que 500 obus vont arriver cette nuit par péniche à l’écluse du petit Bras à près de 3 kilomètres d’ici et qu’il faut aller les décharger. Furieux de cet ordre ridicule, je saute au téléphone : « Vous vous foutez de moi, dis je à l’officier adjoint au colonel Dessens. Je n’irai pas décharger ces munitions. – Mais mon capitaine, l’ordre est formel me répond-il, il faut aller les décharger. – C’est bien, lui dis-je, dites au colonel Dessens que je vais de ma personne décharger ces munitions. » Raccrochant le récepteur d’un geste furieux je commence à me rechausser lorsque Lacheret, avec véhémence, arrive à me convaincre que je dois rester ici et qu’il n’a pas besoin de moi pour ce travail. « C’est bien Lacheret, je resterai ici. Prenez 10 volontaires avec vous et partez décharger ces munitions. – Je commanderai 10 hommes car ils sont dans un tel état de fatigue que je ne peux demander de volontaires. » La nuit, pour comble est affreusement noire. Lacheret parvient à grand peine à réveiller quelques hommes quant à moi je m’étends sur un brancard, mais je suis tellement gelé que je ne peux fermer l’œil de la nuit.


2 décembre : Lacheret et ses hommes à 3 heures du matin complètement éreintés et mouillés jusqu’aux genoux. Lacheret est même mouillé jusqu’à la ceinture car il est tombé dans un trou d’obus rempli d’eau. Naturellement mes hommes ont du attendre plusieurs heures à l’écluse de Bras l’arrivée de la péniche. Le comble est qu’il va falloir retourner chercher ces munitions ce soir avec des caissons. Le temps continue heureusement à être beau et froid et comme les Boches ne sont pas trop agités, les travaux peuvent de ce fait aller un peu plus vite. Nos 4 pièces sont maintenant en batterie mais cela n’a pas été sans mal. Un porte-canon en particulier s’est embourbé dans le fond du ravin d’où nous l’avons sorti à grand peine après une demi-journée d’efforts. La construction de nos abris n’avance malheureusement pas bien vite, car la roche est d’une dureté de plus en plus grande au fur et à mesure que nous creusons et je suis même obligé d’interrompre plusieurs abris dans lesquels on n’arrive pas à retirer un demi mètre cube de déblais par jour ! Les hommes travaillent cependant avec une louable ardeur car l’attaque est prochaine. Nadiras ainé, doublé du joyeux Lavit pioche, sombre et farouche, dans la paroi du boyau pour se creuser un abri. Au bout d’un quart d’heure d’efforts il parvient à détacher un morceau de roc de la grosseur du poing. « Tiens ! s’écrie Lavit, v’là déjà de quoi loger un arpion ! »
La date de l’offensive approche : elle n’a pas été fixée d’une manière précise mais le colonel Dessens m’a demandé d’être prêt le 8 décembre avec 3600 obus. Pour amener ce stock de munitions nous ne pourrons pas charger nos caissons à plus de 18 à 20 obus : c’est donc 200 caissons qui devront venir à la position, attelés de 2000 chevaux et accompagnés de 1500 hommes et tout cela en 10 jours ! Je songe alors avec angoisse aux pertes que nous allons avoir dans ce ravin affreusement bombardé. L’attaque en question est plus importante que celle du mois d’octobre puisqu’elle met en action en première ligne de la gauche à la droite la 126ème DI (Gal Muteau), la 38ème DI (Gal Guyot de Salins), la 37ème DI (Gal Garnier Duplessis) et la 133ème DI (Gal Passaga). En arrière se placent les 123ème 128ème 21ème et 6ème DI prêtes à soutenir l’attaque. Notre division, la 133ème se trouve à l’extrême droite au front et s’étend depuis Douaumont jusqu’à la Woëvre. En profondeur elle devra enlever l’ouvrage de Bezonvaux et pousser jusqu’au village du même nom. L’ouvrage de Bezonvaux construit entièrement en terre n’a d’ailleurs aucune espèce de valeur militaire. L’artillerie lourde courte mise à la disposition de la division comprend 14 batteries de 155 court et une batterie de 220. Pour ma part je dois tirer plus particulièrement sur la tranchée de l’Euphrate. La 37ème DI devra atteindre le front Ferme des Chambrettes, bois des Carrières, Bezonvaux. La 38ème devra dépasser Louvemont. La 126ème devra enlever Vacherauville et achever la conquête de la Côte du Poivre. C’est donc une opération c’importance mais sur le succès de laquelle nous avons toute confiance.
3 décembre : Un groupe de montagne vient s’installer en avant de nous à l’origine du ravin. Ce groupe arrive d’un secteur très calme de l’Alsace et trouve que celui-ci manque d’agrément.
Je suis toujours l’hôte du capitaine Pertus et je ne m’en plains pas : le gite est bon et la table ne l’est pas moins. La 37ème DI à laquelle il appartient est en effet parfaitement bien nourrie, car son intendance est très remarquable. De plus il y a dans le secteur et en particulier à l’abri des 4 Cheminées des magasins de denrées alimentaires où l’in distribue de tout gratuitement sur un simple bon du commandant d’unité. De temps en temps deux hommes du PC se rendent au magasin en question et reviennent chargés comme des baudets de sardines, de chocolat, de boites de lait condensé. Nous avons ainsi notre chocolat au lait tous les matins. Hier les deux hommes de corvée surpris par le brouillard à la tombée de la nuit n’ont pu retrouver leur chemin dans le paysage lunaire qui nous entoure. Obligés de passer la nuit au milieu des trous d’obus ils ne sont rentrés au PC que le matin, on devine dans quel état ! En dehors de ces coopératives gratuites alimentées par je ne sais qui, il y a encore dans le secteur d’autres douceurs. En particulier dans tous les postes de commandement il y a constamment dans un coin un fût de pinard en perce et sur la table du commandant une boite de cigares. Tout agent de liaison qui apporte un pli a droit d’emporter un cigare et de remplir son bidon au fut de pinard. Les observateurs qui se rendent en liaison de nuit dans un observatoire quelconque ont droit à une ½ bougie, un gros morceau de gruyère, une tablette de chocolat, un quart de boule de pain, un quart de gnôle et un bidon de pinard. Les étrangers même s’en mêlent et ces jours derniers chaque homme a reçu un paquet de cigarettes offert « aux vaillants défenseurs de Verdun par les habitants de la Havane ». Il faut vraiment toutes ces douceurs pour nous aider à tenir car le secteur est terrible en cette saison surtout pour la malheureuse infanterie.
5 décembre : Depuis hier la neige tombe abondamment, transformant le fond du ravin en un immense cloaque. L’exécution des travaux commence à devenir extrêmement pénible, de plus les allemands marmitent vigoureusement notre ravin ainsi que celui du bois en T. Le bombardement commencé à 15 heures dure encore le soir à 19 heures et malgré cela je parviens à faire arriver jusqu’à ma position 16 caissons de munitions sans aucun dommage. Ces munitions commencent à s’entasser autour des pièces et comme elles ne sont aucunement abritées je ne suis pas sans inquiétude. Nos voisins de l’artillerie de campagne et de l’artillerie de montagne commencent à recevoir aussi des munitions en abondance. Le fond du vallon est littéralement submergé par toutes ces munitions déchargées pèle mêle dans la boue par des corvées pressées de s’en aller, tout cela mélangé à des torpilles de 58, des rouleau de fils de fer « barbouillé », de caisses de grenades , de vivres de toutes sortes.
6 décembre : Les abris n’avançant toujours pas vite dans le boyau où je pensais les creuser, je me décide à en entreprendre d’autres un peu plus près du fond du vallon, là où le terrain est un peu moins dur. L’un de ces abris sera mon poste téléphonique et l’autre mon poste de commandement pour mes lieutenants et moi. Ces abris commencés hier sont déjà passablement avancés lorsque, rentrant de déjeuner du PC je vois avec étonnement mes hommes en train de reboucher les trous déjà commencés. J’appelle aussitôt Dumay pour lui demander des explications. Il m’apprend alors que le général Weywada commandant la 10ème DI sur le territoire de laquelle nous sommes en position, est passé ce matin et a donné l’ordre de reboucher les trous sous prétexte qu’ils étaient trop près de la piste où passent les corvées. J’éclate d’une colère furieuse et reproche véhémentement à Dumay de s’être laissé influencer par les étoiles du général : -« Qu’on te défende de creuser des trous passe encore, mais qu’on te dise de reboucher ceux qui sont creusés, c’est inadmissible. Si le général revient qu’on m’appelle ». Dès mon retour au poste de commandement je m’empresse de faire un rapport au colonel Marchal commandant l’artillerie du groupement, rapport dans lequel, tout en malmenant le général de la 10ème DI, j’expose que la mission délicate qui m’a été confiée ne pourra pas être remplie si on ne me laisse pas la paix. Je fais naturellement continuer mes travaux comme si de rien n’était.
7 décembre : Dumay et Lacheret partent au fort de Tavanne pour essayer de régler la batterie.
8 décembre : Le matin comme je surveille mes travaux on me signale à l’horizon le général Weywada et son colonel adjoint qui a une tête de méchant huissier. Je me précipite au devant d’eux et, après m’être présenté, : -« Mon général, vous avez donné hier l’ordre à mon lieutenant de reboucher des abris en construction ? – Oui, car ces abris me gênent ! – Je me permettrai de vous faire remarquer que ces abris ne peuvent vous gêner en aucune manière. – Si, parfaitement, mes corvées et particulièrement mes bourricots vont se flanquer dans vos trous, de plus tous ces travaux vont attirer les feux de l’ennemi. – Et bien, mon général, si vous trouvez que je vous gène vous n’avez qu’une chose à faire : rédiger un rapport demandant qu’on m’enlève d’ici, je ne demande que cela. Si vous croyez que je suis venu ici pour vous gêner vous vous trompez étrangement mais comme j’ai une mission à remplir et que vous me gênez dans son accomplissement je vous informe que j’en ai rendu compte à mes chefs. Jusqu’à ce que j’aie reçu d’eux un ordre à ce sujet, je continuerai mes trous. » Le général médusé par cette vigoureuse riposte faite d’un ton fort peu aimable reste bouche bée, quant à son colonel adjoint il gesticule comme si il voulait m’étrangler. Mais comme le général est, au fond, un brave homme : -« Et bien continuez vos trous, me dit il, mais tachez de ne pas trop me gêner. – Vous pouvez y compter, mon général. » Une demi heure après on m’annonce l’arrivée du colonel Marchal : je me hâte à sa rencontre : »Bonjour Desaulle, je suis venu vous voir au sujet de cette affaire avec le général Weywada. – Mon colonel j’ai le plaisir de vous annoncer que je viens de l’arranger à l’instant à l’amiable avec le général et que par conséquent votre intervention n’est plus nécessaire. » Le colonel accompagné de son commandant adjoint me demande à visiter mes travaux qu’il trouve bien, puis il se dirige vers la batterie voisine du capitaine Cabrol. A ce moment le commandant adjoint qui accompagne le colonel me prend à part : » Vous savez, Desaulle, tout votre travail est très bien. Le colonel est très satisfait car vous avez accompli un véritable tour de force. » Ces compliments me font grand plaisir car le colonel Marchal n’est pas du tout prodigue de ces compliments. En ce moment il est en train d’attraper copieusement ce malheureux Cabrol. Dans la journée les Boches se mettent à tirer énormément sur la crête en face de nous. Malgré les efforts déployés par mes hommes les travaux avancent lentement. On m’avait demandé d’être prêt à tirer le 8 décembre avec 300 coups par pièce. Mes quatre pièces sont en état de tirer et approvisionnées à chacune 500 coups, mais nous n’avons aucun abri. Mes hommes couchent toujours dans la sape voisine du PC du capitaine Pertus mais elle est si exigüe qu’ils ne peuvent s’y allonger : depuis notre arrivée dans ce coin les pauvres gens dorment assis ! Toute la journée ils pataugent dans la boue et travaillent soit à creuser des trous, soit à monter des munitions aux pièces. Les caissons en effet ne peuvent s’approcher de ces dernières à moins de 80 mètres et à plusieurs mètres en contrebas. 100 tonnes de munitions ont déjà été montées jusqu’aux pièces à dos d’homme et jusqu’à notre départ d’ici, mes hommes devront en monter encore autant ! Leur état de fatigue est extrême. Impossible de se laver car nous n’avons pas d’eau ! Le soir le ravitaillement nous apporte pour la cuisine 3 litres d’eau par homme et c’est tout. Quelques fois d’ailleurs le tonneau arrive vide, un éclat d’obus l’ayant crevé en route. La seule eau dont nous disposons est celle qui se trouve dans les trous d’obus avoisinants, mais elle est naturellement infecte et on ne peut même pas penser à s’y laver : c’est une dissolution concentrée de matières fécales.

9 décembre : Aujourd’hui nous essayons de régler avec Dumay qui est au fort de Tavanne en tirant des salves à heure fixe car nous n’avons pas de ligne téléphonique directe. Au bout de 7 salves soit 28 coups espacés de demi-heures en demi-heures j’arrête mon tir.
11 décembre : Le matin je vois arriver le colonel Pujos venu me rendre visite. J’apprends par lui que nous sommes au jour J-3 : l’attaque serait donc pour le 14. Pendant que nous causons les Boches tirent sur le flan du vallon. Tout à coup un obus plus court que les autres passe en sifflant au dessus de notre tête et va éclater à 20 mètres de nous. Le colonel Pujos ne baisse même pas la tête ce qui ne me surprend d’ailleurs pas. Après avoir visité ma position et m’avoir félicité le colonel reprend le chemin de Verdun. Les boches tirent toujours assez violemment sur le camp MF4 que nous devons traverser, Viguié et moi, pour aller déjeuner au PC Pertus. Comme il est 11h30 il est temps de partir. « Attendons le prochain obus, dis je à Viguié, quand il sera tombé nous essaierons de passer rapidement avant l’arrivée du suivant. » Ce prochain obus ne se fait pas attendre, mais le suivant encore moins, car à peine avons-nous fait 50 mètres que ce second obus tombe à 20 mètres de nous sur un abri de la batterie Cabrol dont le toit vole en éclats pendant qu’éclatent des cris déchirants. Je me précipite vers l’abri à moitié démoli et un horrible spectacle s’offre à mes yeux. Un artilleur git sur le dos, la tète coupée en deux. Un autre, un brigadier très grièvement blessé pousse des gémissements horribles. Ces deux hommes appartiennent à la batterie Cabrol je vais immédiatement chercher à cette batterie du secours pour le brigadier blessé. L’autre homme malheureusement n’a plus besoin de rien.
Dans la journée nous essayons encore une fois de régler mais au bout de 40 coups tirés nous ne pouvons avoir aucun renseignement. Je suppose que Dumay ne voit pas nos coups. Le soir les Boches se mettent à marmiter fortement notre vallon à partir de 16 heures. Comme je dois, dans la soirée, recevoir 16 caissons de munitions je ne suis pas sans inquiétudes. De fait, pendant que les caissons arrivent et se déchargent le tir allemand continue mais cependant tout se passe normalement. Hélas ! Au moment où le dernier caisson vidé quitte la position un obus de 150 tombe au milieu des attelages ! Prévenu par Vayer je me précipite. La nuit est d’une noirceur d’encre et on distingue à peine l’affreux spectacle qui s’offre à nos yeux. Le caisson, son avant train renversé dans une couche de boue de plus de 50 centimètres forme, avec les cadavres de 5 chevaux tués, le plus terrible amoncellement. Les dégâts malheureusement ne s’arrêtent pas là. Le conducteur de devant, le brave Ferré, est tué raide : le conducteur du milieu, Mignot, est gravement blessé ainsi que le servant Février assis sur un coffre. Mes hommes s’empressent de conduire les blessés au poste de secours voisin, quant à ce pauvre Ferré nous le conduisons également au dépôt mortuaire situé près du poste de secours, n’ayant aucun moyen de le ramener à l’arrière. Au prix des plus grandes difficultés, pataugeant dans une boue sanglante au milieu des plus horribles débris, nous parvenons à dégager les chevaux les chevaux qui n’ont pas été blessés et à relever le caisson. Les Boches continuent d’ailleurs à tirer mais, heureusement, pas de notre côté. Nous pensons maintenant pouvoir goûter un peu de repos dans notre nouvelle cagna qui est habitable depuis aujourd’hui, mais malheureusement elle est si primitive et si humide que, transis par le froid, nous ne pouvons, Viguié et moi, fermer l’œil une seule minute. Pour comble la pluie se met à tomber avec violence et une véritable cataracte s’écoule derrière notre tête. Par bonheur le sol de l’abri, très poreux, absorbe l’eau avec rapidité. Traversés par l’humidité, grelottant et claquant des dents je crois à tout instant mourir de froid. Je soupire après le jour qui n’en finit pas de se lever.

12 décembre : Enfin le jour parait et j’en profite pour secouer mes membres engourdis. Un quart de jus bouillant et une bonne ration de « gnôle » ont tôt fait de me remettre d’aplomb.
La construction des abris de mes hommes avance avec une lenteur désespérante et jamais ils ne seront assez grands pour loger tout le personnel qui doit évacuer la sape du capitaine Pertus. Le poste téléphonique est achevé et 5 hommes s’y entassent tant mal que bien : 2 ou 3 autres petits abris peuvent recevoir, en se serrant, 2 ou 3 hommes, mais je vais avoir 40 poilus au moins à loger. Après bien des recherches je trouve en avant de nous 2 abris effondrés datant de l’offensive allemande et que je me décide à remettre en état. Une quinzaine d’hommes pourront y trouver place.
Nous continuons dans la journée notre tentative de réglage, mais après 111 coups tirés nous ne sommes pas plus avancés que la veille. Dumay, au milieu du bombardement général, n’arrive pas à débrouiller nos coups. Quant aux Boches ils continuent à nous marmiter copieusement. Un de nos servants, Pineau, est blessé à la cuisse et c’est un miracle que nous n’ayons pas eu d’autres hommes hors de combat aujourd’hui.

14 décembre : Le matin d’assez bonne humeur Dumay rentrant de Tavanne avec Lacheret m’apprend que l’attaque est pour demain et que nous devons nous réunir téléphoniquement au PC Fleurelle qui nous passera les ordres. La réunion au PC Fleurelle est une chose facile à dire mais moins facile à faire. Suivre le boyau de Belgrade il ne faut pas y songer. Il nous faudrait 5 ou 6 kilomètres de fil et le boyau est en si mauvais état que le fil n’y tiendrait pas 2 heures. Le mieux ou plutôt le moins mauvais est de couper en ligne droite : la ligne sera d’abord beaucoup moins longue, mais comment se comportera t-elle dans ce bled retourné. Pour établir cette ligne Viguié par de suite avec une équipe de téléphonistes chargés de lourdes bobines.
D’après les renseignements de Dumay les derniers coups tirés pour notre réglage ont donné des éléments acceptables. Les tirs de démolition doivent commencer aujourd’hui et nous devons tirer 1000 coups dans la journée. A 10 heures donc nous commençons nos tirs de démolitions sur les objectifs qui nous sont assignés. Au début tout va bien mais vers 16h45 les Boches se mettent à tirer en plein dans la batterie. Le premier coup tombe à une quinzaine de mètres de moi. Les autres coups se succèdent avec une grande rapidité et nous sommes obligés de nous abriter. Au moment où, rentrant dans ma cagna, je veux tirer la porte à moi un obus tombant à 2 mètres à peine m’arrache la porte des mains. La 4ème pièce reçoit 2 obus qui, heureusement ne lui font aucun dégât. A 16h20 le tir cesse pour reprendre quelques heures après avec des obus lacrymogènes. La batterie voisine a quelques douilles incendiées mais chez nous aucun dommages : c’est incroyable. Cependant si demain le tir allemand est aussi intense, nous perdrons la moitié de notre personnel et nous ne pourrons pas tirer, aussi je ne suis pas sans inquiétudes. Pour tâcher de me reposer un peu je vais coucher chez Cabrol dont la cagna est un peu moins inconfortable que la mienne. Il nous est d’ailleurs impossible de dormir car toute la nuit des tirailleurs qui doivent attaquer demain viennent cogner à notre porte et veulent à toute force coucher dans notre pauvre cagna. Nous avons beaucoup de mal à les empêcher d’entrer mais vraiment où pourrions nous les loger ? Ces pauvres gens sont obligés de passer la nuit dehors.
15 décembre : Le matin, n’ayant que fort peu dormi, je n’ai aucune peine à me lever à 5 heures. Il faut que nous commencions à tirer de bonne heure car hier nous n’avons guère tiré que un peu plus de 600 coups. A 6h30 on commence à voir les points de repères des pièces et je déclenche mes tirs de destruction. Les autres batteries de leur coté font de même et bientôt la canonnade prend une certaine intensité : elle est d’autant plus sensible pour nous cette fois que nous sommes en avant de toutes les batteries du secteur. Les Allemands vers 7 heures commencent à nous répondre par quelques coups de 130 qui arrivent avec un ronflement bizarre : tirés un peu longs ils vont se piquer dans la crête derrière nous. Le premier coup malheureusement tombe en plein dans le camp et y fait quelques dégâts. Bientôt d’ailleurs le tir ennemi faiblit à mesure que le nôtre s’intensifie. Le vacarme est maintenant assourdissant : ce n’est plus 600 canons comme au mois d’octobre qui appuient l’attaque mais plus de 1000. Les batteries longues de la Rive Gauche de la Meuse et en particulier les pièces du fort de Vachereauville participent à l’attaque. Le temps s’étant un peu éclairci nous les voyons distinctement sur la côte du Poivre. D’énormes obus tombent également dans le village de Vachereauville et dans la plaine de la Meuse. A 10 heures, déclenchement de l’attaque, le vacarme est assourdissant. L’artillerie nous martèle les tempes, quant aux allemands ils tirent abondamment vers la côte 321 des obus lacrymogènes dont la fumée envahit le vallon. Cette fumée se mêlant à celle de nos canons rend bientôt l’atmosphère irresponsable. Vers 10h45 alors que je suis dans ma cagna pour préparer un tir, un cri retentit : « Voilà les Boches ! » Intrigué et un peu inquiet je sors précipitamment de mon abri et j’aperçois dévalant de la côte 321 à toute la vitesse de leurs jambes des vagues de boches, mais ce sont des prisonnier. Bientôt ils sont sur nous et, sans demander leur reste, ils continuent leur course vers l’arrière. Aucun soldat français ne les conduit : seuls quelques blessés passent au milieu d’eux. De minute en minute le nombre des prisonniers augmente. Des centaines sont déjà passés mais le flot ne diminue pas. Les premiers prisonniers abrutis par la canonnade ont des mines de déterrés. Il y en a de très vieux, il y en a aussi de tout jeunes. Beaucoup sont follement gais d’avoir échappé tout d’abord aux obus et aux balles mais surtout aux terribles tirailleurs dont on leur a dit tant de mal. Les officiers passent hautains et pleins de morgue. Seul un médecin d’une quarantaine d’années me salue d’un « Bonjour monsieur ! » fort respectueux. Quelques blessés allemands pris dans leurs postes de secours passent, leur pancarte d’évacuation accrochée à la boutonnière. Ils sont bien évacués mais pas du côté qu’ils espéraient. L’un des blessés, un malheureux « landsturm » se tient le ventre à deux mains et gémit à chaque pas d’une manière lamentable : « Aou gott… aou gott… ! » Je lui montre de la main le poste de secours mais le malheureux me regarde d’un air lamentable et continue à gémir sans pouvoir avancer.





Le tir de notre artillerie continue d’une manière aussi intense pour appuyer l’attaque et mes hommes, malgré leur fatigue, déploient les plus efforts pour assurer le service des pièces mais ils commencent à être au bout de leurs moyens. Mes voisins de l’artillerie de campagne ont embauché pour les aider des prisonniers allemands. Ceux-ci, inconscients de la faute qu’ils commettent montent allègrement auprès des pièces les obus qui, peut-être, tueront leurs camarades. Il est vrai que ce sont sans doute des Alsaciens Lorrains ou des Polonais.
Nous ne savons encore rien de l’attaque mais si j’en juge par le nombre de prisonniers, ce doit être un grand succès. Maintenant les prisonniers Boches continuent à passer mais le nombre des blessés français augmente. Ce sont presque exclusivement des zouaves et des tirailleurs. Plusieurs de ceux-ci blessés gravement et qui viennent de faire plusieurs kilomètres dans les trous d’obus ne peuvent plus avancer. Justement arrive à ce moment un assez gros contingent de prisonniers et parmi eux un jeune médecin major. Je fais comprendre ce que j’attends de lui : conduire au poste de secours les blessés en les faisant porter par les prisonniers. Il s’empresse d’obéir à mon ordre. Beaucoup de blessés d’ailleurs se tirent d’affaire seuls : un capitaine de zouaves dont la figure n’est plus qu’une plaie et qui marche lentement en s’appuyant sur une canne me salue en passant : « C’est très bien les artilleurs. Vous avez bien travaillé ! » Et les artilleurs, que diront-ils des zouaves ? Les tirailleurs blessés qui passent viennent mendier du café à ma cagna mais ma provision est bientôt épuisée. Tous demandent surtout : "Poste sicou, ! Poste sicou !" L’un d’eux blessé grièvement aux deux pieds tombe à la porte de ma cagna sans pouvoir se relever. Je lui donne un quart de café et le fais ramasser par deux prisonniers. Pour me remercier il fouille dans sa musette et tire un portefeuille et me le tend : « Tiens M’sieur, un porti feuille di boche ! Moi ti donne ! » Ce portefeuille ne contient d’ailleurs que quelques lettres sans intérêt et quelques photographies. A 13h15 nous cessons à peu près notre tir après avoir consommé 845 coups. Mes hommes sont littéralement éreintés et mes canons qui n’ont pas été mieux soignés que mes hommes sont en piteux état, dont sont même hors de combat les culasses bloquées. Vers 15h30 alors que le jour commence à tomber nous voyons revenir des lignes un opérateur de cinéma dont l’appareil est porté par un prisonnier boche. Comme il lui reste encore quelques mètres de pellicule je lui demande de « tourner » ma batterie, ce qu’il s’empresse de faire. La nuit comme le chante la romance, ramène le silence mais n’emporte pas notre fatigue. Nous sommes surtout à moitié asphyxiés par la fumée de la poudre et par les obus lacrymogènes que les Boches envoient au dessus de nous. Le soir on nous annonce que l’attaque a parfaitement réussi et que tous les objectifs ont été atteints. 7500 prisonniers sont déjà dénombrés. En même temps que ces renseignements, m’arrive par téléphone le message suivant : "Si l’ennemi n’a pas réagi demain à midi le capitaine Desaulle pourra partir en permission". Cette nouvelle me remplit d’aise ; pourvu que les Boches ne réagissent pas !
16 décembre : Les nouvelles de la veille se précisent : le nombre des prisonniers est de 11 000. Vachereauville, la côte du Poivre, la côte 342, Louvemont ont été enlevés d’un seul élan. Nous tenons maintenant la Ferme de s Chambrettes, le bois des Caurières.


L’infanterie a rencontré une vive résistance dans la tranchée des Deux Ponts entre le ravin de Hassoule et le Fond du Loup.
La 12ème batterie de notre groupe doit aller se mettre en position aux carrières d’Haudremont ainsi que deux batteries du 107ème. Dans l’attaque d’hier, chose tout à fait remarquable, la tourelle de 155 court du fort de Douaumont a participé à la préparation d’artillerie. Malgré les bombardements effroyables subis par ce fort, la tourelle de 155 court a été retrouvée intacte lors de la reprise du fort. Les allemands se servaient du canon dont ils avaient enlevé la culasse pour faire des signaux optiques. Il a suffi de nettoyer le canon et de lui remettre sa culasse, avec des efforts inouïs on est arrivé à monter au fort de Douaumont 80 obus de 155 et le 15 au matin la tourelle tirait vigoureusement à bout portant sur les Boches stupéfaits.
Dans la matinée le commandant me téléphone et me confirme que je peux partir à midi si les Boches sont sages. Il me confirme également que nous serons relevés le 23. J’aurais aimé que ce soit plus tôt car mes hommes sont absolument harassés. Je demande aux chefs de pièces de me désigner les hommes les plus fatigués mais aucun d’eux ne veut partir car chacun d’eux a conscience que son voisin est aussi fatigué que lui. J’ai du cependant ces jours ci renvoyer Gadet qui ne tenait plus debout. Aujourd’hui c’est Nadiras ainé que je renvoie par ordre à l’arrière. Nous partons ensemble à 12h30, l’ennemi n’ayant pas réagi, mais à peine avons-nous fait 100 mètres sur le chemin du retour qu’un obus de 210 tombe à deux cent mètres devant nous. Craignant que le tir continue je m’arrête un instant chez Cabrol, mais, aucun autre obus n’arrivant, je reprends avec Nadiras le chemin de Verdun. En passant je m’arrête chez le capitaine Pertus pour lui faire mes adieux et le remercier de tout ce qu’il a bien voulu faire pour moi et qui a facilité grandement ma tâche. J’apprends de lui un fait assez curieux et qui en dit long sur le dénuement des Boches. Sur un des prisonniers capturés la veille on a trouvé un petit paquet venu par voie postale et que le prisonnier n’avait pas eu le temps d’ouvrir : ce paquet contenait un morceau de lard de moins de 100 grammes et un oignon !
Je prends également connaissance chez le capitaine Pertus de l’ordre du jour suivant émanant du général Mongin commandant le groupement.
« Soldats du groupement Mongin ! Le 15 décembre, de la Meuse à la Woëvre, sur un front de 10 kilomètres vous avez enfoncé les lignes allemandes et porté notre front sur les positions assignées à votre courage. Puis nos reconnaissances, manœuvrant hardiment et affirmant la maîtrise du champ de bataille ont atteint les batteries allemandes qu’elles ont détruites. Vous avez fait 11 103 prisonniers, pris ou détruit 115 canons, capturé plusieurs centaines de mitrailleuses et de minenwerfer et un matériel immense ; et vous vous n’avez pas encore entièrement dénombré les trophées de votre victoire.
Le plus beau de tous c’est la certitude du triomphe définitif. Après les batailles du 24 octobre et du 15 décembre offrant à la défense des facilités exceptionnelles que la saison augmentait encore, personne ne peut plus douter Qu'il soit possible de vaincre un ennemi supérieur en nombre et disposant d’une artillerie formidable ; avec la préparation minutieuse d’un bonne artillerie, l’aménagement convenable du terrain et le concours d’une aviation vigilante, une infanterie brave et bien instruite peut percer et ensuite manœuvrer, sous le haut commandement du général Nivelle. Nous tenons la méthode et nous avons le Chef. C’est la certitude du succès.
Mes amis ! s’avouant incapable de nous vaincre sur les champs de bataille, nos sauvages agresseurs osent nous tendre le piège grossier d’une paix prématurée. Tout en ramassant de nouvelles armes, ils crient :Kamerad ! Vous connaissez ce geste.
Nos pères de Révolution refusaient de traiter avec l’ennemi tant qu’il souillait le sol sacré de la Patrie, tant qu’il n’était pas rejeté hors des frontières naturelles, tant que le triomphe du droit et de la Liberté n’était pas définitivement assuré contre les tyrans. Nous, nous ne traiterons jamais avec le gouvernement parjure pour qui les traités ne sont que des chiffons de papier et avec les assassins et les bourreaux de femmes et d’enfants. Après la victoire finale qui les mettra hors d’état de nuire nous leur dicterons nos volontés.
A leurs hypocrites ouvertures, la France a répondu par la gueule de vos canons et par la pointe de vos baïonnettes. Vous avez été les bons ambassadeurs de la République : elle vous remercie !
Mongin »
Ayant pris congé du capitaine Pertus je reprends le chemin de Belleville. Le trajet s’effectue, cette fois, normalement les Boches étant beaucoup trop occupés par ailleurs pour tirer maintenant sur les boyaux. A Belleville je trouve un planton et mon cheval et à la nuit tombante je suis à l’échelon sans autre incident.
17 décembre : A 4 heures du matin par un froid fort vif je quitte l’échelon avec la voiture téléphonique qui me conduit à Ancemont. Là je trouve un camion automobile qui, après des détours invraisemblables, me dépose à Bar le Duc. Le trajet manque complètement de confort ; courbaturé, couvert de poussière, je suis bien heureux de pouvoir grimper dans le train de 10h24 qui me mène rapidement à Paris.
27 décembre : Retour d’une trop brève permission j’arrive à Bar le Duc à 3 heures du matin. La gare est absolument pleine de poilus partant ou rentrant de permission : impossible de trouver le moindre coin pour me réfugier. D’ailleurs il règne dans cette gare une telle odeur faite de relents de pinard, de saucisson à l’ail et d’humanité que je préfère attendre, sur le trottoir de la gare en faisant les cent pas ; le lever du jour. Dans la gare arrivent quelques camions. L’un d’eux venu pour chercher les journaux doit repartir pour Souilly : c’est un peu sur mon chemin aussi je retiens une place près du chauffeur. Nous ne tardons pas à partir et les premiers kilomètres se passent normalement mais bientôt le froid de la nuit commence à me saisir et lorsque le camion s’arrête à Dugny je suis presque mort de froid. J’espère trouver un camion allant à Dugny. Plusieurs camions passent en effet mais ne daignent pas s’arrêter pour me prendre ou vont dans une autre direction. Enfin après une demi-heure d’attente dans la nuit glaciale je me décide à aller me renseigner à la mairie où se trouve le quartier général de la 2ème armée commandée par le général Muteau depuis que le général Nivelle a pris le commandement en chef des armées françaises à la place du général Joffre nommé maréchal de France. Je trouve à la mairie de Dugny une automobile venue en liaison et devant retourner à Dugny. Au bout d’une nouvelle heure d’attente l’auto en question m’emmène et me dépose bientôt au bas de la côte qui conduit au bois de 8 Chevaux où j’arrive bientôt. La première chose que j’apprends par Lemasson c’est que nous n’avons pas été relevés le 23 comme il en avait été question : rien même ne fait espérer une relève prochaine. Ceci ne me surprend pas mais m’ennuie tout de même un peu. Heureusement, pendant mon absence la batterie n’a pas eu de pertes.
Après avoir déjeuné avec Lemasson je peux visiter le cantonnement de mon unité que je n’avais pas encore vu depuis mon arrivée dans le secteur. Malgré la mauvaise saison et le manque de ressources, mes hommes et mes chevaux sont à peu près installés à l’abri de la pluie sinon du froid. Lemasson, pour sa part, s’est aménagé une cagna très confortable dans laquelle il y a même un lit pour moi, dont je ne profiterai guère. Je prends connaissance chez Lemasson d’un ordre du jour émanant du colonel Pujos et ainsi conçu : « Après avoir passé le commandement de l’artillerie du secteur Marceau au lieutenant colonel de Mirirbel, le lieutenant colonel Pujos, son prédécesseur lors des attaques du 15 décembre 1916 ne sauraient s’éloigner de ses chers artilleurs sans les remercier de leur dévouement et les féliciter de leur courage et de belles qualités techniques qui ont conduit aux grands résultats de cette splendide journée. Et pour cela, rien ne lui a paru préférable aux quelques mots élogieux et si émus que le général Passaga commandant la superbe et glorieuse division d’attaque, adressait naguère à son artilleur, c'est-à-dire, par-dessus lui, à ses artilleurs : « Laissez-moi vous embrasser une dernière fois en vous disant toute mon admiration affectueuse et reconnaissante. Vous avez bien tracé la voie à mes admirables soldats, je vous dois la préservation de leur sang précieux et de leur confiance. »
Nulle constatation ne saurait être plus sensible à des âmes d’artilleurs ; c’est bien la récompense suprême vers laquelle ils tendent tous, celle d’atteindre le but que le général a si bien défini : tracer la voie à nos fantassins, préserver leur sang précieux, entretenir leur confiance. Votre chef ravi d’un tel témoignage vous salue et vous remercie. » Signé Pujos.
28 décembre : Le matin à 8h30 je pars à cheval pour la position de batterie. Laissant mon cheval à Belleville je reprends une fois de plus le boyau interminable. J’arrive enfin sans encombre à la position où je trouve tout en ordre. Dumay et Viguié ont l’air parfaitement tranquilles quoique les Boches aient été un peu agités ces jours derniers. Nous l’avons été nous même passablement agités puisque la batterie a tiré en mon absence 810 coups. J’apprends en même temps par Dumay une bien désagréable nouvelle : le capitaine Pertus a été blessé assez sérieusement ces jours ci par un éclat d’obus en faisant une reconnaissance avec son successeur car son groupe a été relevé. Après avoir déjeuné avec Dumay et Viguié je reprends à 14h30 le chemin de l’échelon.
29 décembre : Toute la nuit il fait un temps horrible. Le matin il pleut encore, mais comme à midi le temps s’est éclairci un peu je monte au poste de commandement voir le commandant Annibert. A 17 heures je suis de retour à l’échelon. Toute la matinée violente canonnade sur la rive gauche de la Meuse. Les allemands ont, paraît-il, attaqué une fois de plus le Mort Homme.
30 décembre : A 8 heures je pars de l’échelon par un temps horrible pour rejoindre la position. Comme j’arrive près du PC K , les Boches tirent sur le boyau. Je suis obligé de me réfugier chez le commandant Maillard du 51ème qui remplace le capitaine Pertus. Je profite d’une accalmie pour filer à la position. Après déjeuner Dumay nous quitte pour retourner à l’échelon d’où il doit monter comme observateur à Douaumont. Avant son départ il me raconte un incident survenu à la position en mon absence. Un matin sortant de sa cagna il lui semble que plusieurs hommes sont dans un état d’énervement ressemblant un peu à de l’ivresse. Comme il n’y a pas de mastroquet aux environs et comme d’autre part la ration de vin est de deux quarts par homme et par jour, l’ivresse est peu probable et Dumay n’y prête plus attention. Le lendemain cependant il a la même impression : il fait venir les chefs de pièces et les interroge mais ils ne savent rien. Le surlendemain matin, Dumay n’a plus d’illusion : les hommes sont ivres. Les chefs de pièces sont de nouveau convoqués et avouent que les hommes ont trouvé ou dérobé ces jours derniers un fut de rhum de 100 litres destiné aux premières lignes. Ayant enterré le fut ils le déterrent tous les soirs pour se livrer à de nocturnes libations. Étant donné l’état de dépression de nos hommes Dumay n’a pas eu le courage de se fâcher ni moi non plus.
Toute la nuit les Boches tirent vigoureusement sur le camp près de chez nous ainsi que sur les boyaux.
31 décembre : Le lever du jour n’arrête pas la fureur boche. Le tir continue et s’étend depuiis l’emplacment de notre cuisine jusqu’au bout du camp des fantassins. Impossible de mettre le nez dehors sauf cependant pour riposter comme hier par une centaine de coups. Cette fin d’année promet d’être lugubre. Pour comble in fait un froid très vif et nous sommes littéralement gelés dans notre cagna. Celle-ci n’a pas été sensiblement améliorée pendant mon absence et elle ne résisterait pas à un 105 bien appliqué. Quant à notre cheminée elle donne plus de fumée que de chaleur. D’ailleurs le bois est de plus en plus rare : les crosses de fusils sont introuvables et nous en sommes venus à déterrer les racines du défunt bois des 3 Cornes. L’intensité du tir ennemi me fait prendre la décision de creuser dans le fond de ma cagna une amorce de sape qui nous garantira toujours un peu. J’ai justement en ce moment à la position un jeune mineur du Nord, Bihet, que j’embauche immédiatement pour ce travail.
L’après midi le tir continue, surtout à droite de notre position. Vers 10 heures un obus de 150 tombe sur la cuisine et la disperse au quatre vents. Par miracle le cuisinier Gadbin dit « Galopin » n’a rien, mais le rata est pulvérisé : « Mon vieux dis je à Viguié il faudra manger ce soir pour notre diner une boite de singe ! » Triste, triste réveillon ! La pluie, le froid, le vent, les marmites et rien à manger ! Vers 18 heures alors que nous commençons, Viguié et moi, à entamer la boite de singe traditionnelle on frappe à la porte ; c’est le fidèle Gadbin qui apparait portant à la main un plat fumant : « Mon cap’taine, commence t’il à bredouiller, ma cuisine a été démolie. Alors je vous ai fait un p’tit rôti, avec p’tites carottes, des p’tites carottes… » Quel brave type ce Gadbin ! Nous lui faisons ainsi qu’à son rôti le plus chaleureux accueil.


