top of page

2 juin : Dans l’après-midi je vais avec mon nouveau lieutenant, un tout jeune candidat à l’Ecole polytechnique qui se nomme Viguié, faire un tour à la batterie Clapisson en passant par la Chalade et le chemin à travers bois qui est très pittoresque. En haut de la crête vers les positions des batteries de montagne nous passons près de plusieurs énormes trous d’obus de 380 dont l’un mesure environ 11 mètres de diamètre soit donc beaucoup plus gros que ceux de la Chalade et de la cote 263 qui pourtant étaient déjà respectables. Près du trou se trouve encore une pointe d’ogive qui pèse certainement plus 100 kilogrammes et que nous n’arrivons même pas à remuer. Comme nous atteignons le baraquement de la Fontaine Ferdinand les boches tirent sur la 8ème du 45ème en batterie non loin de là, sans d’ailleurs lui causer de dégâts. Bientôt arrivés à cette batterie nous rencontrons le capitaine Prévôt qui m’apprend une bien triste nouvelle. Le lieutenant Burkel du 45ème, observant un tir à l’Y pendant un tir intense de l’artillerie boche a eu le bras sectionné par un minen qui a tué ou blessé plusieurs fantassins. Malgré sa grave blessure, le brave Burkel a exigé qu’on s’occupe d’ailleurs des fantassins blessés. Au poste de secours pendant qu’on achevait de séparer son bras il a montré le plus grand courage. La légion d’honneur lui a été remise hier au soir. Ce pauvre garçon devait finir ainsi, car il était d’un courage touchant vraiment à la folie.

La batterie Clapisson que je visite quelques instants après est assez bien installée et je ne peux que féliciter le commandant de batterie qui est d’ailleurs mon ancien de toutes manières. En revenant à la position je visite la ligne de soutien établie sur la rive gauche de la Biesme et défendue par un grand nombre de mitrailleuses servies par des territoriaux.

Dans la soirée une violente canonnade éclate dans le secteur de la Fille Morte mais nous n’intervenons pas. Le lendemain j’apprends que les allemands ont esquissé une attaque sur le saillant de Bolante. Une première attaque a pris pied dans les entonnoirs de mines et a été chassée. Une seconde n’a pas pu déboucher.

3 juin : Cette nuit nous avons comme hôte cet excellent abbé Henry reparti ce matin de bonne heure pour porter les consolations de son ministère aux poilus de premières lignes. Il leur apporte des consolations morales et aussi des consolations matérielles sons forme de tabac, de chocolat et même d’argent qu’il récolte auprès de tous les officiers ses amis. Quant aux consolations d’ordre spirituel il en apporte toujours avec lui à foison. D’abord sa gaieté, son entrain, sa bonne humeur qui charment et réconfortent et puis aussi les Sacrements qu’il prodigue de tous côtés. Il va confesser et communier les poilus jusqu’aux petits postes à 10 mètres de boches. Il en baptise aussi dans des conditions aussi extraordinaires. Il a malheureusement à distribuer souvent le Sacrement d’extrême onction mais le plus extraordinaire est qu’il lui arrive de donner en 1ère ligne de la Sacrement de mariage ! Je savais qu’on pouvait en ce moment se marier civilement par procuration mais je ne pensais pas que la chose était possible au point de vue religieux. Il suffit pour cela que le poilu possède une déclaration de la future dans laquelle celle-ci expose vouloir contracter mariage religieux avec le sieur Un Tel, actuellement soldat au Xème d’infanterie. Nanti de cette déclaration établie par le curé de la future, voici généralement ce qui se passe. L’abbé Henry attrape son poilu sous le bras et le fait descendre dans une sape à 5 ou 6 mètres sous terre afin de ne pas être troublé par ces messieurs d’en face. Là, en présence de 2 témoins qui sont par exemple un copain et le chef de section, lecture est faite de la déclaration de la future. Le poilu fait verbalement une déclaration analogue puis l’aumônier lit les prières consacrées et déclare le poilu et sa payse indissolublement unis par les liens du mariage. Ceci fait on boit un quart de pinard à la santé des nouveaux époux et chacun rentre chez soi, c'est-à-dire à son créneau ou dans sa sape. Le défilé à la sacristie est supprimé et le lunch réduit à sa plus simple expression. Quant à la nuit de noces elle se passe généralement au petit poste 10 mètres des boches ce qui n’est pas très drôle. La lune de miel se passe en seconde ligne ce qui n’est pas plus drôle.

5 juin : Depuis plusieurs jours le temps est franchement mauvais ce qui retarde passablement mes travaux de fortification qui prennent cependant tournure. Mon grand boyau et les abris à munitions sont terminés. Ce grand boyau reçoit maintenant mes lignes téléphoniques et mon rêve est de le prolonger jusqu’au poste de commandement. Le travail que nous entreprenons maintenant est le casematage de mes 4 pièces. Malgré le mauvais état du terrain j’arrive, grâce à mon système perfectionné de drainage, à enterrer mes pièces de plus de 1,20 m dans le sol. Chacune des pièces sera ainsi  dans une fosse casematée présentant à gauche un abri pour les servants et à droite un abri à munitions pour les 200 coups. Toutes ces casemates communiquent naturellement entre elles et avec mon grand boyau des munitions. Une casemate est déjà terminée et nous commençons la seconde.

6 juin : En prévision d’une attaque allemande qui nous obligerait à nous replier je dois aller reconnaitre une position de repli près de la Croix Gentin. Je me demande d’ailleurs comment je pourrais me replier là haut mais qu’importe ! Je ne trouve pas la position de batterie indiquée, les coordonnées qui  m’ont été communiquées étant sans doute fausses.

J’apprends en route que le 10ème C.A. qui était à notre gauche est relevé et remplacé par le 18ème . J’apprends également que les russes ont déclenché une offensive importante.

7 juin : Malgré un temps affreux je retourne avec Lacheret à la recherche de la position de la Croix Gentin que je finis par trouver. Dans l’après midi, toujours par le mauvais temps, je vais reconnaître une position vers le carrefour de la Croix de Pierre.

8 juin : Les russes continuant leur offensive annoncent 25 000 prisonniers. Lord Kirchener le ministre de la guerre anglais se rendant en Russie trouve la mort sur le croiseur qui le transportait, coulé par une mine.

9 juin : Les boches nous envoient aujourd’hui dans la position quelques obus de 105. L’un d’eux coupe un arbre à 10 mètres de notre cagna. Tout cela ne nous émeut guère, l’essentiel est que l’offensive russe continue : on annonce aujourd’hui 40 000 prisonniers.

10 juin : Les russes s’emparent de Loutsk et font 11 000 prisonniers nouveaux. Le matin le commandant Charles vient me rendre visite accompagné du lieutenant du Cray. J’apprends par lui que le commandant Goncourt nous quitte pour prendre le commandement de l’A.D.38 dans le secteur de la forêt de Hesse. Il devait d’ailleurs être tué le lendemain de son arrivée dans ce nouveau secteur. Il est remplacé à la tête de son groupe par le capitaine Menu. Dans l’après-midi profitant du beau temps je m’en vais jusqu’au poste de commandement des Sapins puis de là au nid d’Aigle et j’en profite pour effectuer un réglage fusant sur le couronnement de Bolante. Pendant mon réglage les boches tirent avec frénésie sur les ouvrages 16 et sur le Ravin Sec. Les éclats de leurs obus parviennent jusqu’à moi.

11 juin : Depuis quelques jours nous avons derrière nous un groupe de 80 de campagne qui nous a été envoyé après avoir passé quelques jours à Verdun où il a naturellement beaucoup souffert. Ce matin on célèbre à ce groupe une messe à laquelle je m’empresse d’assister puis je m’en vais déjeuner aux Vignettes chez le commandant Charles.

13 juin : Le temps continue à être absolument horrible et la pluie ne cesse pas. Heureusement que ma position de batterie est maintenant sillonnée de petites pistes en rondins sans quoi il nous serait impossible de circuler.

Les russes continuent leurs progrès et annoncent qu’ils en sont à 107 000 prisonniers.

14 juin : Aujourd’hui ma batterie et la batterie R devant effectuer un réglage sur l’ouvrage Holbein, Froidevaux vient déjeuner avec moi pour que nous nous entendions sur le tir à exécuter. L’abbé Gailhouste partage également notre déjeuner et nous venons à parler de ce pauvre Leroy tué il y a quelques semaines : « S’il avait vécu quelques heures, me dit Froidevaux, il aurait pu recevoir la Croix mais il est mort presque sur le coup. On ne décore pas les morts et, à mon avis, on a tort. » Dumay et Froidevaux partent à 13 heures avec Lacheret et Demassue. A 15 heurs comme ils n’ont pas encore commencé leur réglage et que d’autre part je dois vérifier ma hausse sur le cantonnement de Bolante je me décide à grimper au Nid d’Aigle avec l’abbé Gailhouste, laissant le commandant de la batterie à Lemasson. Surpris par une violente averse au moment où nous traversons la Chalade, nous allons chercher un refuge auprès de l’abbé Marquié au château de La Chalade. Le temps s’étant rapidement éclairci nous continuons notre chemin. Juste comme nous arrivons au Nid d’Aigle j’entends ma batterie qui tire sur l’ordre de Dumay. Au 8ème coup le feu est interrompu. Pendant que la batterie a fini de tirer je grimpe dans mon observatoire et commence mon réglage qui donne lieu aux constatations les plus anormales. Un premier obus tiré avec une portée de 3450 mètres tombe court d’environ 30 mètres par rapport à l’objectif alors qu’un autre obus tiré sur 3370 mètres c'est-à-dire 80 mètres de moins tombe long de 50 mètres par rapport à ce même objectif. Mon réglage terminé je m’apprête à redescendre lorsque j’apprends tout à coup par le téléphone que Froidevaux vient d’être très grièvement blessé. Accompagné de l’abbé Gailhouste je file au Nouveau Cottage où je pense qu’on va amener le blessé. J’apprends là que ce pauvre Froidevaux a été blessé par un de nos obus tombé dans la tranchée de première ligne. Comme il est possible que les brancardiers le ramènent directement à la Chalade en passant par le poste Houlez je me hâte de rentrer à la Chalade par une boue horrible. Comme nous passons au Confluent, les boches nous saluent par plusieurs volées de 77 qui éclatent assez près. Enfin à 18 heures nous sommes à la Chalade. A 19 heurs je vois arriver ce brave Lacheret qui m’annonce la gravité des blessures de Froidevaux et me raconte les circonstances de l’accident. Le tir de réglage commencé par prudence assez long marchait normalement. Le dernier coup tiré était encore nettement long et Dumay commanda à ce moment une diminution de portée de 40 mètres. Me coup tiré avec ces éléments tomba à quelques mètres en arrière de la première ligne française sur le poste d’observation dans lequel se trouvait le sous lieutenant Froidevaux, ensevelissant celui-ci et faisant exploser une caisse de grenades. Ce que Lacheret ne me dit pas c’est qu’il se précipita au secours du lieutenant malgré le grand danger causé par l’éclatement des grenades. Sur le conseil de Lacheret je file à la Chalade téléphoner à la D.I. pour demander la Croix pour Froidevaux. Au bout d’une ½ heure Gros ayant consulté le général me répond qu’il faut pour cela une attestation comme quoi le lieutenant Froidevaux est en danger de mort. Je téléphone alors au médecin qui a fait les pansements mais celui-ci, un médecin auxiliaire, me répond qu’il n’a pas qualité pour faire cela. Il me promet cependant de faire envoyer par son médecin chef un message à la division. A 21 heures enfin ce pauvre Froidevaux arrive à la Chalade porté sur un brancard par 4 fantassins absolument épuisés. Le pauvre garçon est vraiment bien mal, mais sa figure est calme et il garde toute sa connaissance : « Oh, c’est vous, mon capitaine, me dit-il d’une voix faible ; vous voyez je n’ai pas eu de chance ! » Les larmes m’étranglent, je me penche sur son brancard pour l’embrasser. : « J’ai demandé la Croix pour vous, mon brave Froidevaux – Je vous en remercie mon capitaine ! » La nuit est maintenant tout à fait venue et une maigre bougie jette une lumière tremblante dans le poste de secours où nous attendons la voiture d’ambulance. Le blessé ne profère pas une plainte. Le bon Dumay affreusement ému me raconte le transport l’effrayant transport du blessé dans une toile de tente depuis la première ligne jusqu’à la route Marchand. Le boyau en effet n’est pas assez large pour permettre le passage d’un brancard. Qu’on s’imagine ce que peut être le transport dans une toile de tente à travers un boyau étroit et rempli d’eau d’un blessé pesant plus de 90 kilogrammes et dont le corps n’est qu’une plaie. Pendant ce transport qui dura plus d’une heure pour franchir 600 mètres c’est le blessé qui indiqua lui-même aux infirmiers comment il fallait s’y prendre. A la route Marchand arrêt pour un pansement sommaire puis nouveau trajet dans le boyau jusqu’au Nouveau Cottage. Là, pansement complet qui dure plus d’une heure avant de descendre à la Chalade. Pour comble de malheur l’ambulance automobile n’est pas là. Elle a du partir il y a une heure pour la Grange aux Bois emmenant des fantassins gravement blessés. Enfin à 21h30 une autre ambulance arrive dans laquelle nous chargeons notre blessé qui est horriblement mal. Sa figure est déjà décomposée. S’il pouvait arriver rapidement à l’hôpital ! Nous rentrons à la batterie vers 22h30 horriblement bouleversés par ce pénible accident, réédition de celui arrivé il y a quelques mois à la 12ème batterie et qui a coûté la vie à un sous-officier.

15 juin : Gros m’annonce que la Légion d’Honneur a été remise à Froidevaux hier au soir mais que le pauvre garçon est mort dans la nuit. Les obsèques auront lieu demain à la Grange aux Bois.

16 juin : Nous assistons aujourd’hui à l’enterrement de Froidevaux qui a lieu à la Grange aux Bois au milieu de l’émotion générale.

19 juin : Dans l’après-midi je vais avec Viguié faire un tour à l’observatoire RG.B. 65 sur la rive gauche de la Biesme d’où on a d’assez bonnes vues sur le Ravin des Courtes Chausses et le plateau de Bolante ainsi que le Faux Ravin.

20 juin : Le matin je pars avec Demassue Lacheret et Viguié pour effectuer un réglage dans la région de O.9. Au Nouveau Cottage je rencontre le lieutenant Clouet en compagnie duquel je vais m’établir à l’observatoire O.50 dans la tranchée bordant le flanc sud des Courtes Chausses. De cet observatoire De cet observatoire on a d’assez bonnes vues sur le secteur de la Fille Morte. A 9 heures je commence mon tir terminé à 8h15. Juste comme nous partons les boches se mettent à nous tirer des 150 qui éclatent vraiment un peu trop près. Au débouché du boyau près du nouveau Cottage je rencontre la colonel Ardouin avec qui je fais un brin de causette, mais vraiment l’endroit n’est pas tranquille car les obus sifflent de tous côtés autour de nous. Je vais ensuite au Nid d’Aigle vérifier ma hausse sur le boyau 83 et je rentre à la batterie pour déjeuner. Le soir vers 19h30 comme nous allons commencer à dîner j’entends dans le bois en face de moi une explosion assez sourde à laquelle je ne porte d’ailleurs pas d’attention. Quelques minutes après le lieutenant Leclerc commandant la batterie contre avions de la rive gauche de la Biesme m’appelle au téléphone pour me dire que deux de mes hommes Biau et Vauvert viennent de se faire sauter avec un abri à munitions abandonné et qu’ils sont tous deux sérieusement blessés. J ne comprends absolument rien à cette histoire mais je me hâte tout de même vers la batterie contre avions avec 10 hommes et 2 brancards. En y arrivant je trouve en effet deux de mes hommes, Biau, qui n’est pas trop gravement atteint me raconte l’accident qui leur est arrivé. Désirant se rendre compte du tir exécuté ces jours derniers par les allemands sur la batterie contre avions il était venu avec son camarade Vauvert faire un petit tour de ce côté après la soupe. La position marmitée a été abandonnée par la batterie contre avions mais cependant pour donner le change aux allemands une fausse batterie a été installée à cet endroit. Au moyen de mortiers chargés en poudre noire on crée de fausses lueurs lorsque la véritable batterie tire. Ces mortiers sont installés à l’entrée d’un ancien abri dans lequel se trouve la poudre noire nécessaire au chargement. En passant devant cet abri la cigarette aux lèvres, les deux promeneurs ont la fâcheuse idée d’y pénétrer. A peine Vauvert, qui marche en tête, a-t-il le temps de descendre quelques marches que l’abri saute projetant par la porte une formidable flamme de poudre incandescente. Vauvert mis complètement nu par l’explosion est littéralement carbonisé. Quant à Biau, marchand à quelques mètres derrière lui il est lui aussi sérieusement blessé mais beaucoup moins gravement. Il ne faut pas penser faire à ce pauvre Vauvert le moindre pansement. Nous le recouvrons d’une couverture et avec des précautions infinies nous parvenons à le descendre jusqu’à la route de la Chalade. Une ambulance automobile commandée par téléphone est là qui attend nos deux blessés et les emmène. Je ne suis pas inquiet pour Biau mais ce pauvre Vauvert ne finira certainement pas la nuit : c’est encore un bon garçon que nous perdons.

21 juin : En allant aujourd’hui déjeuner aux échelons j’apprends de Lemasson ce que je craignais : Vauvert est mort dans la nuit sans avoir repris connaissance.

22 juin : Cet après-midi avec une grande partie du personnel de la batterie je vais à la Grange aux Bois à l’enterrement de Vauvert. Le prêtre qui officie est l’infirmier qui l’a soigné : il me raconte la mort terrible de ce pauvre garçon.

23 juin : Dans l’après-midi je tache de reconnaître un chemin me permettant d’atteindre ma position de repli de la Croix Gentin sans passer par Florent, mais je ne trouve rien de bien intéressant.

28 juin : Depuis 3 jours le temps est absolument épouvantable. Je vais cependant avec Lemasson jusqu’au Nouveau Cottage où je suis convoqué pour exécution des tirs sur un nouvel entonnoir de mines qui vient de se produire dans le secteur. Les mines allemands et françaises continuent de sauter de tous côtés et toujours vers le lever du soleil. Bien souvent je suis secoué dans mon lit par les explosions qui ne font d’ailleurs absolument aucun bruit. Nous revenons sans avoir rien fait, crottés comme des barbets.

29 juin : Le soir vers 21h30 comme je vais me coucher Vanderpol m’appelle au téléphone pour m’apprendre une terrible nouvelle : notre cher aumônier, l’abbé Henry, blessé très gravement en première ligne par un obus de tranchée est mort quelques instants après. Cette nouvelle nous plonge dans la consternation et en clin d’œil elle se propage dans tout le secteur. Partout comme chez nous l’abbé Henry était reçu et estimé. Son lit était fait et son couvert mis dans toutes les cagnas du secteur. Nous perdons tous en lui un ami comme on n’en voit pas, un conseiller fidèle et sur.

30 juin : C’est aujourd’hui que nous devons conduire à sa dernière demeure notre cher aumônier. Je mesure un peu mieux qu’hier l’étendue de la perte que nous venons d’éprouver en la personne de ce cher consolateur. Consolateur d’abord par la foi profonde qui l’animait et qu’il savait si bien transmettre à tous ceux qui l’approchaient. Consolateur par son ardent patriotisme lorrain qui savait nous faire entrevoir la récompense de nos efforts dans la délivrance des provinces opprimées. Consolateur aussi par sa belle humeur et sa gaieté. Quand je restais plusieurs jours sans le voir, cela m’était très pénible et lorsqu’il venait me rendre visite je faisais tout mon possible pour le garder plusieurs jours dans ma cagna. Il  se laissait d’ailleurs faire violence bien volontiers. Il n’y avait chez nous nulle cérémonie gaie ou triste sans l’abbé Henry. Que ce soit pour enterrer un soldat, il était là et savait prononcer sur la tombe les paroles simples et fortes qui consolent. Que ce soit pour fêter la sainte Barbe, il était là pour apporter l’appoint de son esprit et de sa gaieté. Je perds en lui un grand et noble ami et surtout un conseiller sur et dévoué auquel on pouvait ouvrir son cœur et son âme. Rien ne l’embarrassait : il répondait à tout avec netteté, franchise et érudition. Il était en effet profondément instruit du cœur humain ayant vécu près du peuple, soit dans sa jeunesse soit pendant son sacerdoce comme curé et surtout dans les dernières années comme supérieur des missions diocésaines.

Si je perds beaucoup en le perdant d’autres perdent encore plus que moi. D’abord les séminaristes du Corps d’Armée qui sont très nombreux et qui venaient lui demander un conseil ou un encouragement. Les autres prêtres du Corps d’Armée avaient aussi recours à lui dans le même but. Les poilus surtout perdent énormément au point de vue spirituel comme aussi au point de vue matériel. L’abbé Henry passait en effet une bonne partie de son temps aux tranchées de première ligne, confessant les poilus jusque dans les petits postes, les communiant, leur disant la messe, les mariant même religieusement par procuration. Quêtant auprès de ses amis il transformait ces dons en même temps objets, tabac, chocolat, pipes, qu’il distribuait généreusement à tous les poilus.

Les obsèques de notre cher aumônier célébrées à la Grange aux Bois furent d’une sublime grandeur par l’intensité d’émotion de toute l’assistance. Comme nous arrivons, Lemasson et moi, à l’église le cercueil y est déjà déposé, recouvert d’un drapeau tricolore sur lequel sont posées l’étole et la barrette. Bientôt arrive le général Arlabosse commandant la Division, qui vient épingler sur le cercueil la Croix de la Légion d’Honneur et la Croix de Guerre avec palme. Depuis plusieurs jours déjà il était, pour sa belle conduite, proposé pour  cette récompense parvenue hélas ! trop tard. L’église était pleine de soldats et d’officiers, presque tous pleurant comme des enfants. A l’absoute l’abbé Pénillon, aumônier militaire de la D.I. prononce un discours fort noble dans lequel il nous rappelle que l’abbé Henry était né à Mattaincourt, le pays natal de St Pierre Fourrier. Au cimetière le général de division dans un discours d’une haute élévation de pensées nous dit quelle joie il aurait eu à accrocher la Croix sur la poitrine de notre cher aumônier et à lui donner l’accolade. Il nous parle de sa foi si vive, de son patriotisme ardent, de son amour du soldat. D’une phrase il nous le dépeint : « Il savait parler au soldat et le soldat qui l’aimait, savait lui répondre ». Il nous dit encore qu’il ne savait pas ce qu’il fallait admirer le plus en lui, du prêtre à la foi ardente ou du soldat intrépide qu’il était par toute sa personne. On le rencontrait partout. Dans la même journée des milliers de gens le voyaient, dans les petits postes à 4 mètres de boches, au fond des sapes, dans les cantonnements de repos, dans les postes de commandement, dans les batteries d’artillerie. Il était partout et cependant nulle part car tout le monde voulait le garder. «  Messieurs, nous dit le général, vous ne verrez plus ce bon sourire que vous aimiez tant ! » L’émotion à ce moment n’est plus contenue et l’assistance n’est plus qu’un immense sanglot. Je pense avec angoisse à sa pauvre mère qu’il aimait tant et dont la santé si délicate le préoccupait si vivement depuis quelques mois.

En quittant le cimetière je rencontre Bucoud, Marc et Streicher qui me donnent quelques renseignements sur la mort de notre ami. Il était allé porter la communion aux tranchées de première ligne et il en revenait le soir vers 16h30 par un endroit très  mauvais dans les Courtes Chausses. Tout à coup un obus de tranchée tombe à ses pieds, éclate et lui fait d’horribles blessures. Par hasard un prêtre soldat qui passe non loin de là  accourt. L’abbé Henry a la force de lui dire qu’il porte encore sur lui une hostie consacrée et lui demande de le communier. Il prononce encore quelques paroles au milieu de ses souffrances, invoquant Dieu et parlant de sa mère. Transporté d’urgence à l’hôpital il n’eut pas le temps d’y arriver.

J’apprends aussi par Streicher que les allemands ont fait sauter hier matin à la Haute Chevauchée dans le secteur du 4ème une mine formidable dont on évalue la charge à 100 tonnes et qui a créé un entonnoir de 100 mètres de diamètre. Nous étions prévenus de l’heure de l’explosion grâce à nos postes d'écoute et les tranchées de première ligne étaient évacuées, pas assez loin cependant car plus de 60 hommes ont disparu. A Vauquois une mine a sauté également ces jours ci produisant à l’ouest du village un entonnoir d’au moins 100 mètres de diamètre. La butte de Vauquois est maintenant coupée en deux par toute une chaîne d’entonnoirs.

© 2018 by Desaulle. Proudly created with Wix.com

bottom of page