Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er mai : Dans l’après-midi je vais faire un tour à la position de batterie. Comme je me dispose à redescendre vers 17 heures les Boches esquissent une attaque sur Bolante mais la véritable attaque se déroule dans la Grurie. Pour donner le change les boches font cependant une diversion de notre côté et les obus tombent assez nombreux du côté de la Maison Forestière. La nuit venue la lutte continue très violentes et les fusées multicolores sillonnent le ciel
2 mai : depuis quelques semaines de grands travaux sont entrepris dans le secteur. Une voie de 60cm partant des Islettes passe par le Claon et montant jusqu’à la Croix de Pierre pousse jusqu’au carrefour des Sept Fontaines d’où part notre chemin. Pour pouvoir profiter de ce mode de locomotion je me débrouille avec Chavane pour trouver de la voie que nous installons depuis le carrefour des Sept Fontaine jusqu’à notre batterie. Notre projet consiste même à pousser cette voie jusqu’au bout du Mont de Villers pour desservir les batteries qui s’y trouvent. Pour l’instant nous installons les 800 mètres de voie qui nous séparent du carrefour et ce travail amuse beaucoup les hommes.
Jouer au chemin de fer les change de jouer au soldat. Il faut voir l’entrain de tous ces poilus, Lavit, Desmonts, et surtout l’inimitable Foubert et son « parisien ». Le Parisien en question n’est autre que le brave Somme, peu habile à manier la pelle et qui cependant fait de son mieux excité de la voix et du geste par son ami Foubert : »Allons ! Mon Parisien ! Ça va t’y à c’t’heure ? » Lavit dit « cor de chasse » dit « le cintré » n’est pas en reste pour la verve et la plaisanterie. Le gourbi qu’il s’est aménagé pour lui tout seul et baptisé « cagna de l’ancien » est ornée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des dessins et des inscriptions les plus baroques œuvres du maître de céans. Dans l’après-midi je monte à la position surveille le premier transport de munitions par voie ferrée. Tout se passe convenablement comme je le pensais.
4 mai : le combat à notre gauche dure toujours avec violence sans que nous sachions au juste ce qui se passe.
Depuis quelques jours la batterie de mon camarade Lerousseau est en avant de la mienne à 200 mètres environ ce qui nous permet de nous voir souvent. Aujourd’hui en particulier nous déjeunons ensemble en plein air pendant que les obus, passant au-dessus de nous en sifflant vont éclater à 100 mètres plus loin, ce qui nous empêche nullement de manger de bon appétit. Au moment où nous revenons tous deux vers ma batterie le 120 long notre voisin se met à tirer. Comme de bons badauds nous regardons ce spectacle qui n’est pourtant pas nouveau et qui cependant a attiré d’autres badauds : Dumay et Gros qui viennent d’arriver à la position, quelques artilleurs du 45ème et de la batterie de montagne. Au 8ème coup un éclatement affreux nous déchire les oreilles et une épaisse fumée noire recouvre la batterie. L’obus a éclaté sans doute à la bouche de la pièce comme l’autre jour chez nous ou bien, plutôt, la pièce a sauté ; mais nous ne pensons qu’aux victimes probables. Par un bonheur miraculeux, parmi les 20 spectateurs ou servants de la pièce, un seul est touché, gravement il est vrai ; c’est le sous-officier du 45ème, chef de pièce de Maxime. Un énorme éclat d’obus lui a sectionné entièrement la cuisse. Je me précipite à son secours aidé de mes camarades et ma première remarque est pour constater que la terre est à peine teintée de sang. L’artère fémorale n’est donc pas atteinte et la blessure peut par conséquent ne pas être mortelle. Avec les faibles moyens dont nous disposons nous faisons à ce pauvre garçon un pansement sommaire. Il souffre énormément et ne cesse d’appeler sa mère. J’essaye de le consoler en lui montrant que sa blessure n’est pas mortelle puisque l’artère est intacte, mais en vain. Pour le calmer un peu nous lui faisons quelques piqûres et mes hommes l’emportent au poste de secours le plus voisin qui est encore bien loin puisque c’est celui de la Maison Forestière. Un autre servant du 120 long a été légèrement blessé à l’oreille. Un cheval de planton attaché à un arbre a été tué net mais en somme c’est un miracle que nous n’ayons pas à déplorer plus de victimes. C’est bien le canon qui a sauté, l’obus ayant éclaté à l’intérieur, immédiatement après les tourillons. Sur une longueur de 50 cm le tube a été littéralement pulvérisé avec une violence telle que des morceaux pesant 3 ou 4 kilos vont tomber au poste de commandement de la Pierre Croisée à plus de 500 mètres ! Ce qui reste de la volée, environ 1,50 mètre est projeté en avant de la pièce. Le bois en avant de la batterie est ravagé et les branches jonchent le sol. La moralité de cet accident est qu’il est inutile de rester à côté d’un canon lorsqu’on n’a rien à y faire. Dans l’artillerie de campagne ces éclatements de pièces arrivent journellement, faisant chaque fois de nombreuses victimes. De ce fait les batteries de campagne du secteur n’ont plus que deux ou trois canons chacune. Ces éclatements funestes qui nous causent les pertes les plus graves et ôtent toute confiance aux artilleurs sont dus, parait-il, à la mauvaise qualité des projectiles qui s’écrasent au départ du coup. Ils se bloquent dans le canon ce qui arme la fusée.
7 mai : Je profite de ce jour de repos pour aller faire un tour à cheval avec Chavane au sud de Florent dans une partie très belle de la forêt. Nos chevaux sont presque aussi heureux que nous de pouvoir galoper et sauter des troncs d’arbres.
8 mai : Le capitaine étant rentré de permission dans la nuit je remonte à la position pour déjeuner avec mon camarade Lerousseau qui m’apprend que son sous-officier blessé l’autre jour est mort le soir même de son arrivée à l’hôpital des Islettes. On s’est aperçu en effet en lui refaisant son pansement qu’un petit éclat lui avait traversé le bas ventre, ce dont nous ne nous étions pas aperçus. Dans l’après-midi les boches nous envoient quelques coups de 77 sans faire heureusement beaucoup de dégâts.
9 mai : Dans la matinée, branlebas de combat : les boches vont attaquer.
10 mai : Les allemands n’ont pas attaqué par contre nos troupes ont remporté au nord d’Arras un important succès.
13 mai : Aujourd’hui grandes vacances et nous en profitons Chavane et moi pour aller faire un tour à Sainte Ménéhould. C’est la première fois depuis mon départ du Mans que je vois une ville de cette importance. Je suis émerveillé de tout : les gens me paraissent tous d’une élégance raffinée, les boutiques me semblent splendides et le café où nous allons prendre un bock me fait l’effet d’un palais ! Un indigène de Honolulu débarquant à Paris doit me ressembler étonnamment et Chavane qui, lui, vient souvent à Sainte Ménéhould s’amuse de mon ahurissement. La ville n’a pourtant rien de bien remarquable, par contre la route qui y conduit et qui passe par Florent est extrêmement pittoresque. Ce dernier village est comme toujours occupé par des masses de troupes et en particulier par un bataillon de Chasseurs. Comme nous arrivons la fanfare du bataillon fait un tour dans le village en jouant sers airs les plus entraînants avec une fougue endiablée.
18 mai : Le général Marchand nous quitte pour aller prendre un commandement dans une autre région.
20 mai : Les jours se déroulent avec une monotonie désespérante. Les événements militaires sont plutôt rares. Depuis plusieurs jours cependant on parle plus que jamais de l’intervention de l’Italie, mais nous finissons par ne plus y croire. Le matin l’abbé Henry vient à notre position célébrer la messe. Comme toujours ces messes militaires sont très simples et très émouvantes.
A l’issue de la messe à laquelle tous nos hommes assistent ainsi que quelques voisins je remonte au cimetière de la cote 263 pour tâcher d’éclaircir le mystère de la tombe de Fernand Gautier mais les renseignements que je recueille sont tous contradictoires.
Dans l’après-midi les Boches tirent avec une certaine violence dans notre coin et plusieurs coups tombent en plein dans ma batterie sans nous faire heureusement le moindre mal. Il n’en n’est malheureusement pas de même dans les batteries voisines et en particulier à la 1ère batterie du 45ème en position devant nous. Un obus étant tombé sur un abri tue le lieutenant Poupineau et un sous-officier, casse les deux jambes du téléphoniste et blesse également l’adjudant.
Le soir à 19h30 la sonnerie du téléphone retentit : pour une fois, c’est une bonne nouvelle qui nous arrive : l‘Italie a déclaré la guerre à l’Autriche. La nouvelle comme une traînée de poudre se répand sur tout le front et même au-delà du front, car les allemands sont rapidement mis au courant par les petits papiers que nous leur envoyons ce qui les met de fort méchante humeur. La joie est générale car sans être décisive l’entrée de la guerre de l’Italie va hâter la fin de nos misères. On parle également de l’entrée en ligne des Etats Unis, mais ce serait trop beau.
23 mai : Aujourd’hui jour de la Pentecôte l’abbé Pénillon aumônier titulaire de la division vient célébrer la messe à la batterie du lieutenant Marie située à notre gauche dans un site superbe au milieu d’arbres séculaires. L’autel est dressé sur un caisson. Comme chant nous avons celui des oiseaux innombrables nichés dans les feuillages et comme orgue le canon qui gronde tout autour de nous.
Cette messe est charmante et émouvante à la fois. La messe terminée Marie nous fait les honneurs de sa position organisée d’une manière remarquable. Les cagnas sont ornées avec beaucoup de gout et nous en faisons compliment de grand cœur au maître de céans.
Le soir au Claon les fantassins du 4ème de ligne donnent un concert en plein air auquel assistent un grand nombre d’officiers. Les artistes, amateurs pour la plupart, sont assez drôles, quelques-uns même tout à fait désopilants. Il y a entre autres un certain poilu, professionnel d’ailleurs, qui joue remarquablement sur un violon fait d’un manche à balai et d’une boite de cigares : le clair de lune de Werther, la méditation de Thaïs, le Misère du Trouvère, il nous joue tous ces morceaux avec beaucoup d’âme et un réel talent malgré la précarité des moyens. Bonne soirée en somme qui nous aide un peu à chasser le cafard qui nous ronge dans ces longs jours d’inaction.
25 mai : Aujourd’hui le capitaine, Chavane et moi allons déjeuner à la batterie Plantade située, ainsi que le PC du commandant Bertrand sur la crête du Grand Triage. Le commandant a une superbe cagna divisée en plusieurs pièces et une grande terrasse pour prendre les repas en plein air.
Quant à la position Plantade elle est tout simplement remarquable. Plantade a voulu nous épater un peu et pour ma part je l’ai été énormément ! Il y a là dans ce coin de bois en bordure du chemin4 pièces de 75, 4 pièces de 95 et 2 pièces de 155 C, le tout sans casemate et tirant vers la gauche dans le secteur de Saint Hubert et de Fontaine la Mitte. Toutes les tranchées de ce secteur sont ainsi prises d’enfilade et dès que les Boches remuent pied ou patte le groupe Plantade commence son tir en « trombone » qui consiste à tirer sur une même direction par hausses croissantes puis décroissantes de manière à produire sur le terrain l’effet d’un gigantesque râteau. L’effet produit sur les boches doit être terrible si j’en juge par le mal que j’ai pu faire aux dits Boches avec mes deux malheureuses pièces du Mont de Villers.
Après un succulent déjeuner servi sur la terrasse et arrosé de liqueurs aussi diverses que délicieuses Plantade nous emmène voir un de ses observatoire dénommé le « nid d’aigle ».
C’est un hêtre énorme, haut de plus de 30 mètres qui domine le flanc sud des Courtes Chausses à moins de 800 mètres des boches. A la partie supérieure on a construit une plateforme étroite dans laquelle on accède par une gigantesque échelle. Du haut de ce perchoir on aperçoit tout l’Argonne. Au-delà à gauche on voit nettement toute la plaine Champagne et les hauteurs de Massiges, toutes blanches. A droite Vauquois complètement dénudé. A l’horizon le redoutable Montfaucon qui nous nargue de plus en plus. Près de nous, les tranchées de Bolante, les Merrissons, le Faux Ravin de Courtes Chausses.
Cet observatoire installé par la compagnie 5/2 du génie est absolument remarquable par les vues qu’il donne et, jusqu’à présent, les Boches n’ont pu le découvrir. Il n’en n’est malheureusement pas de même d’autres observatoires du même genre qu’on a essayé d’établir dans la région et, baptisés des noms de Robinson, la Madeleine, la Volière, ont été vite repérés et criblés de mitraille. Dans un de ces perchoirs situés sur la rive gauche de la Biesme au-dessus du Four de Paris, un capitaine du 45ème a été blessé d’une balle au talon et ce ne fut pas une petite affaire que de le descendre par l’échelle de corde donnant accès à cet observatoire.
27 mai : Le temps continue à être beau mais nous commençons à ressentir les inconvénients des forêts en été. Les moustiques et cousins de toutes sorte, ainsi que les taons sont extrêmement nombreux et nous dévorent littéralement. A part cela la forêt est fort agréable. Le muguet est défleuri mais dans quelques jours nous aurons du chèvrefeuille ainsi que des fraises et des myrtilles.
31 mai : aujourd’hui ne sachant que faire de moi au cantonnement je vais dans le vallon qui est au pied de la route de Florent où se trouve l’école de mitrailleuses. L’officier instructeur me fait une petite conférence sur cet engin meurtrier et je m’empresse de mettre ses leçons en pratique en exécutant plusieurs tirs. Quel engin terrible que la mitrailleuse et comme je comprends la terreur des fantassins qui sont pris sous son feu ! Rien ne doit pouvoir échapper à ses balles meurtrières. Par contre lorsqu’on a entre ses mains cette arme redoutable on se sent vraiment électrisé et je ne suis pas surpris que ce soit toujours les mitrailleurs qui, dans les attaques, résistent avec le plus d’opiniâtreté ! Si au lieu de deux mitrailleuses par bataillon, nous avions eu au début de la campagne ce que nous avons actuellement c'est-à-dire une compagnie par bataillon plus la compagnie divisionnaire nous ne nous battrions pas en France. Certaines de ces compagnies de mitrailleuses sont d’ailleurs équipées de mitrailleuses allemandes.
Depuis quelques jours nous avons dans le secteur un nouvel engin le canon de 58 qui lance des bombes de 16 et 24 kilogrammes appelées torpilles et qui causent chez les Boches les plus grands ravages. A la suite du premier tir effectué par ces engins les allemands ont lancé dans nos tranchées un petit mot ainsi conçu : « Faut-il que vous soyez devenus complètement sauvages pour déployer des engins pareils ? » Ces canons sont servis par des artilleurs groupés en batterie formant l’artillerie de tranchée.De leur côté les Boches inaugurent les grenades à fusil que nos poilus appellent « tourterelles » à cause du bruit qu’elles font en arrivant. Ces engins fort désagréables ont une portée de plusieurs centaines de mètres et de lancent avec des fusils ordinaires.























