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2 octobre : A 16 heures nous recevons l’ordre de déménager la batterie. Je suis justement allé hier avec Lemasson dire bonjour à Dumay et prendre avec lui les dispositions pur le déménagement. A 18 heures les chevaux partent par une pluie horrible ce qui ne facilite pas l’opération.

3 octobre : Les premières voitures arrivent à 5h30. Quant à Lemasson et à Dumay ils n’arrivent avec le reste des voitures qu’à huit heures, complètement mouillés et éreintés. Par suite du mauvais état du terrain le désarmement de la position a été fort pénible. Beltramelli que je rencontre dans le camp m’apprend que la 12ème a eu 3 blessés hier au soir et que la 11ème a eu un caisson tamponné par un train au passage à niveau de Parois. Décidément cela commence fort mal. Le départ est fixé pour le lendemain. 

 

4 octobre : Levé à la pointe du jour je m’assure avec Lemasson que tout est en ordre pour le départ. J’ai recommandé aux gradés de veiller avec soin à la tenue de leurs hommes et à l’arrimage des paquetages ainsi qu’à la propreté des chevaux pour que nous puissions faire dans le secteur de Verdun une entrée sinon sensationnelle tout au moins honorable. De plus le commandant Annibert étant déjà parti à Verdun le groupe sera commandé pendant la route par le capitaine d’Ainval. Connaissant la haine de ce dernier pour la 10ème batterie je tâche que rien ne lui donne une occasion ou plutôt un prétexte de nous adresser des paroles désagréables. A mesure qu’une voiture est prête elle va se ranger sur la route. La 12ème batterie arrivant sur ces entrefaites s’arrête derrière nous lorsque d’Ainval aperçoit Lemasson et lui montrant des voitures le long de la route : « Lemasson, ces voitures sont très mal équipées ! –Mon capitaine, répond Lemasson froidement, elles sont à la 12ème batterie ». Tête de d’Ainval qui tourne le dos sans répondre. L’ordre de la colonne étant 10-12-11 et le point initial étant à 100 mètres sur la route où je dois passer à 8 heures, je m’ébranle en tête de mon unité à 7h55. Ma jument énervée sans doute par ce remue ménage me fait une scène terrible de ruades, de cabrage et de sauts de mouton qui dure plusieurs minutes. Elle finit enfin par se calmer et le départ a lieu sans encombre dans un ordre parfait. Avant de partir nous avons pu prendre un casse croute solide et pour le repas du soir un magnifique haricot de mouton mijote dans la cuisine roulante. C’est en somme la première fois que je vais sur la route avec mon unité qui a, ma foi, fort bon air. 4 canons, 4 affuts, 16 caissons, une forge, un chariot de batterie, une voiture observatoire, un fourgon, une cuisine roulante et un tombereau ; tout cela représente une masse imposante. Les chevaux bien reposés par ce séjour d’Argonne sont superbes. L’itinéraire qui nous a été donné contourne la forêt vers le sud par Brizeaux, Waly et Fleury sur Aire. A peine ai-je dépassé Brizeaux que mon cycliste Lorson m’apporte un mot du capitaine d’Ainval qui me donne l’ordre de l’attendre sa batterie étant en retard. Comme il n’y a aucune raison pour moi de l’attendre je pense en moi-même : « Le capitaine d’Ainval m’embête » et je continue ma route. Ce qui me fortifie dans ma décision c’est que je suis censé ignorer que le commandant Annibert est à Verdun et que le capitaine d’Ainval commande le groupe. Entre Waly et Fleury sur Aire, comme nous traversons le Bois le Comte, je trouve que le site est convenable pour déjeuner et je prends le parti de m’arrêter. Un champ inculte, ancien emplacement de parc s’ouvre justement à droite de la route et j’y fais entrer ma batterie pour ne pas encombrer la route. A midi le capitaine d’Ainval arrive enfin et en prévision de l’algarade je me tiens sur mes gardes. A peine est-il à portée de voix qu’il me crie d’un ton plein de colère : « Comment se fait-il, Desaulle, que vous ne m’ayez pas attendu ? – Mon capitaine, lui dis-je, j’étais en tête de colonne, on m’avait fixé un point initial et je n’avais pas à vous attendre. » Je m’empresse d’ajouter sur un ton radouci : « D’ailleurs, mon capitaine, je n’ai pas été averti que vous preniez le commandement du groupe. » Décontenancé par cette riposte il passe immédiatement à un autre sujet de conversation. Nous repartons de suite, mais cette fois d’Ainval chevauche en tête du groupe, botte à botte avec moi, silencieux et absorbé dans ses méditations. A la sortie d’Ippécourt nous faisons halte quelques instants à proximité d’une carrière de pierre dans laquelle travaillent de nombreux prisonniers boches. Craignant que la vue de ces prisonniers ne conduise nos poilus à se livrer envers eux à  des écarts regrettables, d’Ainval sort son bloc notes et rédige immédiatement un ordre à communiquer aux batteries et recommandant le silence le plus absolu. Apercevant Lorson il l’interpelle « Cycliste ! portez cet ordre aux batteries ! » Lorson a un haut le cœur qui signifie clair comme le jour « Mon capitaine, je ne suis pas votre cycliste !» - « Allons, lui dit d’Ainval d’un ton rogue, portez cet ordre ! » Lorson saisit le pli, me le tend en disant « Mon capitaine, est ce que je peux porter ce papier ? » Cette petite scène nous divertit énormément. Jusqu’à Senoncourt tout marche à souhait, mais depuis ce village jusqu’au bois du Chêne Gossin où doit être établi notre échelon le chemin est épouvantable. La route est en pente très rude et nos chevaux, éreintés par cette longue marche, s’abattent à chaque moment sur le terrain glissant. Nous sommes même obligés d’en laisser un sur la route qui ne peut se relever. Enfin à 16h30 alors que le jour commence déjà à tomber nous arrivons au bois qui doit nous abriter. A la hâte nous dételons les chevaux pour les conduire à l’abreuvoir au bas de la côte que nous venons de monter avec tant de peine. La nuit est maintenant complète et pour comble de malheur une petite pluie fine commence à tomber. L’installation dans le bois se fait naturellement avec une certaine confusion. Pour attacher nos chevaux nous tendons les cordes entre les arbres. Quant aux hommes et nous chacun se débrouille comme il peut, mais naturellement il faudra coucher dehors. Heureusement le haricot de mouton est là pour remonter le moral. De la cuisine roulante Baubin nous en apporte de pleines gamelles que nous savourons avec joie. Je ne me souviens pas d’avoir jamais mangé quelque chose d’aussi délectable que ce haricot de mouton. Nous ne faisons plus attention à la pluie ni au froid qui commence à nous pincer. Vers 18 heures un ordre arrive de monter à la position avec une pièce par batterie. Je me décide à monter avec une pièce de ma batterie et à 19h30 nous partons. Pour ne pas m’encombre d’un cheval je fais la route sur un caisson ce qui ne me réchauffe guère. La nuit est d’une noirceur d’encre cependant jusqu’à Dugny tout va bien. Malheureusement dans ce dernier village, trompés par la carte, nous nous engageons dans une rue sans issue qui n’est autre que le quai de la gare aux marchandises. Quand je m’aperçois de mon erreur presque toutes les voitures sont engagées dans le mauvais chemin si étroit qu’il est impossible de tourner. Nous sommes donc obligés de dételer nos chevaux et de faire faire demi-tour à nos voitures à la force du poignet après avoir décroché les trains. Cette erreur nous permet de voir le long de la voie ferrée un énorme canon, probablement un mortier de 370. Bientôt remis sur la bonne voie nous atteignons Belleray puis les casernes Bévaux. Nous avons ensuite quelque peine à retrouver le chemin pour rejoindre le Faubourg Pavé. Par bonheur, ce soir le Cabaret Rouge est tranquille et nous passons sans encombre mais depuis ce point jusqu’à la position de batterie le chemin détrempé ne nous permet d’avancer qu’avec les plus grandes peines. A 11 heures enfin nous atteignons la position de batterie, mais ce n’est pas la fin de nos peines. La mise en place de notre pièce est en effet fort difficile car la pente est pleine de souches dans les quelles se prennent les boucliers de la pièce. Nous cassons des traits, les chevaux tombent, l’affût et le porte canon manquent de culbuter. Les hommes littéralement éreintés travaillent cependant avec ardeur et coupent à coups de hache les souches trop gênantes. Enfin après des efforts inouïs la pièce est enfin hissée sur son emplacement mais il est 2h30 du matin !

5 octobre : Viguié le débrouillard a heureusement trouvé à portée de notre position de batterie une cagna à peu près habitable qui vient d’être abandonnée par l’artillerie de montagne et dans laquelle nous nous installons pour la nuit. Auparavant nous faisons honneur à un second haricot de mouton que nous présente Gadbin le cuistot. Nous savourons tranquillement notre souper lorsque tout à coup éclate une canonnade d’une intensité inouïe : «  Ne vous en faites pas me dit Viguié, c’est le tir de peignage » Toute la nuit en effet, dans le but de harceler le boche, l’artillerie de campagne par de gigantesques coups de râteau balaye le terrain pour empêcher le boche de se fortifier. Malgré le peu de confort de notre installation je passe cependant une nuit acceptable et, le mati, debout de bonne heure je vais surveiller mes travaux d’installation. Les 4 emplacements de pièces sont prêts et les abris assez avancés. Le soir à 18 heures je vais dîner chez le capitaine Achard qui me reçoit fort aimablement dans une cagna confortable. Il me met au courant des dispositions qu’il y a lieu de prendre pour ne pas se faire repérer car le boche est, par ses avions, d’une vigilance extrême. Il faut absolument se garder d’amener pendant le jour sur la position la moindre voiture. La batterie Forner qui a commis cette imprudence d’amener un caisson à sa position de batterie au lever du jour a été repérée par un avion et retournée complètement. Le soir à 20 heures Dumay arrive avec 2 canons que nous avons autant de mal à mettre en position que ceux d’hier. L’opération n’est terminée que très avant dans la nuit au prix des plus grandes difficultés.

6 octobre : Le matin à 8 heures je pars avec le commandant, de Blois, Fery, Simon pour examiner, de la batterie de Souville ouest, le terrain qui nous est affecté. Le chemin qui mène au fort est assez raide au milieu de bois affreusement ravagés. Les arbres sont de plus en plus déchiquetés à mesure que nous approchons de la crête. Des anciens emplacements de batteries bouleversés et jonchés de munitions, des débris de toute sorte nous disent l’acharnement de la lutte. A la batterie ouest le bouleversement est encore plus intense mais sur le terrain qui s’étend en avant de l’observatoire et que nous dominons c’est l’anéantissement complet. De la droite à la gauche et jusqu’à l’horizon le terrain est de la même teinte uniformément brune. Rien ne vient arrêter le regard. Pas un arbre, pas un débris d’arbre, pas une ruine, pas un boyau, pas une tranchée. Rien, c’est le néant dans toute son horreur. Fleury à gauche complètement rasé est invisible. Plus à gauche la ferme de Thiaumont n’est pas plus visible. Devant nous s’étendent ce qui était autrefois les bois de Vaux Chapitre qui descendent vers le ravin du Bazil.

A force d’attention nous finissons par découvrir la silhouette dévastée du fort de Douaumont puis quelques points noirs qui sont des abris bétonnés. A droite de Douaumont sur la crête un petit tas informe : c’est la tourelle est de Douaumont qui sera notre point de réglage. Le bois Fumin, le bois de Vaux Chapitre, le bois de la Caillette qui couvraient les pentes que nous avons sous les yeux sont complètement rasés. Je voudrais bien profiter de ma présence à l’observatoire pour régler une de mes pièces en profitant de la ligne qui joint l’observatoire au groupe Cavillon. Comme nous sommes reliés à ce dernier groupe la chose me parait facile et je téléphone de suite au P.C. du groupe commandé actuellement par le capitaine Forner  pour demander la communication avec ma batterie. Le capitaine Forner informé que je veux me servir de sa ligne bondit à l’appareil et m’explique que saa ligne est à lui, qu’il en a besoin, qu’il ne voit pas pourquoi je n’en installe pas une, qu’il ne voit pas pourquoi son observatoire nous servirait, etc… etc… La moutarde commence à me monter au nez d’entendre ce débordement de sottises et je lui réponds d’un ton fort peu amène ce qui d’ailleurs ne le décide pas à me céder sa ligne : »Voyons, mon capitaine, lui dis je à la fin excédé, depuis le temps que nous discutons j’aurais eu le temps de régler toute ma batterie. « Voulez-vous me prêter votre ligne oui ou non ? » Tout en maugréant il consent à me mettre en rapport avec ma batterie et, en huit coups de canon, je règle parfaitement une de mes pièces sur la tourelle de Douaumont, puis je rentre sans encombre à la position.

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Nous commençons à connaitre sinon le but de l’opération entreprise tout au moins les dispositions envisagées. La division à la quelle nous appartenons est la vaillante 133ème nommée « La Gauloise » et commandée par le général Passaga. L’infanterie de la division comprend les 321ème et 401ème régiments d’infanterie ainsi que le 107ème bataillon de chasseurs. L’artillerie lourde mise à sa disposition est sous les ordres du commandant Annibert : elle comprend, en plus de notre groupe, la 31ème batterie du 111ème R.A.L. (Rimailho) sous le commandement du capitaine de la Bouralière, un ancien lieutenant de la batterie que j’ai connu au Mans en 1908, le groupe Weill comprenant 2 batteries de 155 court Baquet, le groupe Cathala composé de 2 batteries de 155 court Filloux, le groupe de mortiers de 220 du capitaine Girolami du 3ème colonial, et 2 batteries de 155 court aux affuts truck des 8ème et 5ème à pied, en tout 44 pièces courtes dont 16 à tir rapide. Ces batteries sont chargées de la destruction d’ouvrages, d’abris, de tranchées dans la région comprise entre Douaumont et l’ouvrage de Lorient, non seulement en seconde ligne, mais en première ligne à droite et à gauche de ce qui reste de Fleury sur le front entre l’ouvrage Wilhelm et du Kronprinz et tranchée du Palatinat. J’apprends le soir que les attelages qui avaient amené les pièces hier au soir ont été surpris par des obus au Cabaret Rouge. Un de mes conducteurs, Moreau, est blessé, heureusement peu grièvement.

La tranchée du Palatinat

7 octobre : Nous continuons nos travaux d’installation qui se poursuivent activement malgré le mauvais temps que nous subissons. Ce mauvais temps a  cependant un avantage, c’est que les avions boches nous laissent en paix.

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8 octobre : Sur la crête à 50 mètres derrière nous s’installe un groupe du 26ème de campagne. Les allemands tirent justement suivant leur habitude sur la route d’Etain derrière nous ce qui, jusqu’à présent, ne gène personne. Malheureusement le tir se raccourcit tout à coup et plusieurs obus tombent en plein dans les travailleurs du 26ème dont plusieurs sont blessés ou tués. Leurs camarades se portent à leur de secours et reprennent ensuite le travail comme si de rien n’était. Les boches tirent d’ailleurs un peu partout comme je rentre de chez le commandant un obus de 105 me claque aux oreilles d’assez désagréable façon.

9 octobre : Aujourd’hui continuation des tirs de réglage. A cet effet je pars avec Dumay, Lacheret et Goosen pour l’observatoire de Souville est où nous sommes complètement chez nous. Le chemin qui mène à cet observatoire est un peu plus long mais la vue est très bonne. Si la batterie ouest de Souville est bouleversée, que dire de la batterie est ? C’est ici le néant et l’horreur. Au milieu d’une terre boursouflée comme par une éruption volcanique court un semblant de boyau plein d’une boue horrible. De ce chaos émergent les objets les plus hétéroclites : des pièces d’équipement, des crosses de fusils, une roue de canon et même un canon de 85 dont on ne voit plus que la culasse. Il y a même d’horribles débris humains et en particulier un conducteur d’artillerie sur son cheval, tombés là depuis plusieurs mois et qui sont complètement momifiés. Le lieu est vraiment tragique. Le fort de Souville à notre gauche n’est qu’une chose informe. A droite quelques voûtes encore debout représentent tout ce qui reste des casemates de la batterie est.

La communication téléphonique étant bonne nous commençons à régler à 9h30sur un objectif désigné par 836, ce qui se fait rapidement. A 10h30 on reçoit l’ordre de régler sur les abris 320 plus à gauche. Le réglage de tir sur ce point est assez long car les premiers coups tirés sont assez longs en direction. Je suis d’autant plus ennuyé que de ce retard que les boches commencent à tirer de notre côté avec insistance. Les premiers coups tombent à notre gauche sur le fort, mais bientôt nous sommes encadrés par des 105 parfaitement en direction. Le tir terminé nous redescendons par la route qui traverse le bois des Hospices dans lequel on voit de nombreux emplacements de batteries bouleversés. Il y a même sur la route des cadavres de chevaux complètements momifiés et qu’on n’a pu enlever.

10 octobre : La journée se passe sans incidents et nous continuons nos travaux d’installation. Un réglage par avion que nous devions exécuter dans l’après midi est interrompu par la mauvaise visibilité. Depuis aujourd’hui nous avons à notre droite dans le vallon de nouveaux voisins : c’est un groupe de 155 C Schneider de nouvelle formation appartenant au 113ème d’artillerie et qui arrive du dépôt, ce qui se voit d’ailleurs. Le commandant est sans doute un trésorier ou un capitaine d’habillement, les sous-officiers n’ont pas plus d’expérience et les hommes sont de jeunes recrues de la classe 17. Leur manière d’opérer nous effraie et nous indigne. Les canons sont mis en batterie sans camouflage, des voitures séjournent sur la position de batterie d’autres vont et viennent toute la journée. D’innombrables fumées s’élèvent de tous côtés. Quant aux poilus afin d’être plus visibles ils ont tous des bourgerons blancs ! Nous essayons, mais en vain, de faire comprendre aux commandant de batterie les dangers de cette manière de procéder. Quant aux hommes sermonnés par les miens et par mes gradés ils comprennent immédiatement et se mettent à camoufler leurs pièces. Un officier d’une des batteries apercevant cela se précipite vers les hommes et les traite de froussards parce qu’ils cherchent à camoufler leur matériel ! Je serai heureux de voir la figure que cet officier fera sous le marmitage. Viguié absolument indigné par ces pratiques essaie de catéchiser un officier d’une des batteries, vieux sous-officier blanchi sous la harnois, mais il s’attire cette savoureuse réplique : « Mon cher camarade, j’ai 24 mois de front et il ne faut pas me la faire ! D’ailleurs la contre batterie, cela n’existe pas ! » Combien d’officiers ayant cette triste mentalité ou plutôt cette ignorance crasse auront été les fossoyeurs de leurs troupes et en auront profité ! L’habitude sur le front est en effet de proportionner le plus souvent les récompenses à l’importance des pertes de l’unité et non à son rendement utile. Le soir l’agitation dans le secteur est assez grande, les boches ayant fait une attaque du côté de Fleury.

11 octobre : Nous continuons aujourd’hui notre réglage par avion sur l’ouvrage du Kronprinz et le terminons par un tir d’efficacité de 20 coups que l’aviateur déclare excellent.

12 octobre : Les boches tirent toujours un peu dans notre coin. Un obus tombe sur le poste de commandement du 113ème d’artillerie établi à proximité de celui du commandant Annibert, tue un homme et en blesse 3. A la batterie un de mes conducteurs, Delaunay, est blessé légèrement au cours d’un ravitaillement de nuit. Les munitions commencent en effet à nous arriver en abondance, mais dans la journée nous n’effectuons qu’un tir de 48 coups sur la tranchée du Zouave Pénit au nord de la Chapelle Ste Fine.

 

13 octobre : Pendant que Dumay monte au fort de Souville pour contrôler notre tir au sud de Thiaumont, de Blois et Lacheret partent en reconnaissance dans ce secteur. Ils rentrent à la nuit, crottés et éreintés après avoir été horriblement marmités. A un moment, pris dans un boyau par un tir de 105 ils ont cru ne pas en échapper. Le soir vers 19 heures, sur une demande de l’infanterie, des tirs de barrage se déclenchent avec fureur. Notre installation est maintenant presque terminée. J’ai à la position de batterie une cagna en tôle cintrée avec parquet, porte, fenêtre et 3 lits. Les meubles ne nous manquent pas non plus : les maisons de Verdun nous en fournissent à discrétion. Hier à déjeuner j’ai pu recevoir dans ma nouvelle cagna le père Bailly autrefois avec nous en Argonne et maintenant aumônier au 13ème corps. Ce brave aumônier, pour fuit le général Sarrail, avait demandé à partir aux Dardanelles, mais peu après son arrivée le général Sarrail prenait le commandement de l’armée d’Orient.

 

14 octobre : Le matin le 26ème d’artillerie qui est en position derrière nous écope encore et plusieurs hommes sont mis hors de combat. Pour peu que les boches raccourcissent encore leur tir d’une cinquantaine de mètres les obus tomberont en plein dans ma batterie. Dans l’après-midi je monte avec Gadet à l’observatoire de Souville est pour régler mes 4 pièces sur la tourelle de Douaumont et sur l’abri 3207. Le tir s’effectue normalement mais les boches nous envoient quelques 105 absolument dans la direction de notre observatoire : 2 tombent courts d’une dizaine de mètres, 2 autres longs de la même quantité. L’endroit commence à devenir malsain et nous nous empressons de le quitter dès la fin de notre tir. En redescendant nous trouvons dans la pente du fort les corps de 4 fantassins, couchés sur le dos, revêtus de leur équipement et de leurs armes. Leur mort remonte certainement à plusieurs mois et leurs corps réduits aux squelettes. Dans ce secteur si agité où l’on a tant à faire à s’occuper des vivants les morts ne semblent plus compter.

15 octobre : Dumay monte aujourd’hui au fort de Souville pour continuer les réglages mais le mauvais temps nous empêche de tirer.

16 octobre : Aujourd’hui nouvelle tentative heureusement couronnée de succès pour nos réglages. Nos objectifs sont la voie ferrée dans le ravin du Bazil et l’observatoire est du boyau de Westphalie. Dans la soirée les boches tirent sur l’observatoire de Souville est et tuent un lieutenant du 113ème RAL et 3 hommes du 26ème d’artillerie.

Talus voie ferrée

17 octobre : Les boches continuent à se montrer très agressifs. Aujourd’hui ils mettent à mal une batterie située entre les casernes Marceau et le Cabaret Rouge et font sauter un abri à munitions.

18 octobre : Dumay monte encore dans la journée à Souville mais le temps horrible nous empeche de tirer. Malheureusement les boches tirent toujours dans nos parages et blessent dans notre un homme de la 11ème et un homme du 113ème.

19 octobre : Continuation du mauvais temps qui empêche tout réglage. Le commandant m’invite à déjeuner pour pendre la crémaillère dans son nouveau PC.

20 octobre : Aujourd’hui enfin le temps est beau quoique très froid et nous recevons l’ordre de poursuivre avec toute l’activité désirable nos tirs de réglage. Je pars donc dès le matin avec Lacheret et Somme pour le fort de Souville. Avec beaucoup de mal j’établis la liaison téléphonique. Je règle d’abord sur les abris bétonnés 23.09 à 500 mètres au sud-est de Douaumont et sur la tranchée Tisza. Mon tir est rapidement conduit mais pendant tout ce temps de nombreux avions boches sillonnent le ciel. L’un d’eux règle probablement derrière ma batterie sur la route d’Etain car de gros obus tombent de ce côté. Au moment où je m’apprête à redescendre j’aperçois derrière, vers ma position de batterie, un formidable nuage de fumée blanche qui, rabattu par le vent, s’étend bientôt sur plusieurs centaines de mètres et gagne le Cabaret Rouge. En arrivant à ma position j’apprends qu’un des obus du tir allemand est tombé sur un dépôt d’obus fumigènes appartenant au 113ème. Cette explosion a certainement attiré l’attention de l’aviateur boche sur notre ravin et je ne serais pas autrement surpris si nous recevions demain matin au réveil un tir à démolir. Le soir nous effectuons un tir sur la tranchée Tisza, au total pour la journée 259 coups ce qui nous met en haleine. Aujourd’hui le temps a été si clair et les avions boches si nombreux que nous n’avons pas pu allumer de feu pour faire notre cuisine. Nous avons donc été obligés de manger un repas froid.

La tranchée Tiszla

21 octobre : Aujourd’hui est le jour J-3 d’après ce que me dit le commandant. Le matin nous réglons par avion sur l’ouvrage du Kronprinz et effectuons immédiatement après un tir à démolir au total 324 coups. Le temps est toujours beau et froid mais depuis avant-hier nous avons de la glace le matin : cela nous promet un hiver rigoureux.

22 octobre : Aujourd’hui Viguié et Dumay montent à Souville pour régler les tirs de démolition qui sont continués avec notre activité. Nous tirons ainsi dans la journée environ 400 coups. L’activité de l’aviation est intense : 20 à 30 avions tiennent l’air en même temps ainsi que de nombreuses saucisses. Quant aux boches ils brillent par leur absence. Dans l’après midi l’artillerie reçoit l’ordre d’intensifier son tir et de simuler une préparation d’attaque avec allongement du tir. De son côté l’infanterie feint de sortir des tranchées. Cette feinte oblige 158 batteries allemandes à se dévoiler ; les avions les repèrent ce qui permettra de les contre battre le jour de l’attaque. Les allemands se laissent prendre à ce piège et le Kronprinz publie gravement qu’il a brisé une forte attaque française.

23 octobre : Continuation des tirs de démolition ce qui se traduit de notre part par une consommation de 773 obus ! Les boches ne répondent pour ainsi dire pas. Le général commandant la DI  nous envoie l’ordre du jour suivant : « Officiers, sous-officiers et soldats de la 133ème DI ! Il y a près de 8 mois que l’ennemi exécré, les boches, voulut étonner le mode par un coup de tonnerre en s’emparant de Verdun. L’héroïsme des poilus de France lui a barré la route et anéanti ses meilleures troupes. Grâce aux défenseurs de Verdun la Russie a pu infliger à l’ennemi une sanglante défaite et lui capturer près de 400 000 prisonniers. Grâce aux défenseurs de Verdun l’Angleterre et la France le battent chaque jour sur la Somme où elles lui ont déjà fait près de 60 000 prisonniers. Grâce aux défenseurs de Verdun l’armée de Salonique celle des Balkans battent les Bulgares et les Turcs. Le boche tremble maintenant devant nos canons et nos baïonnettes, il sent que l’heure des châtiments est proche pour lui. Aux 38ème, 133ème et 74ème DI revient l’honneur insigne de lui porter un coup retentissant qui montrera au monde la déchéance de l’armée allemande. Nous allons lui arracher un lambeau de cette terre illustre où tant de nos héros reposent dans leur linceul de gloire. Cinq autres divisions, plus de 600 canons prendront part à la fête et nous appuieront. A notre gauche combattra la 38ème déjà illustre : composée de zouaves, de marsouins, de marocains et d’algériens on s’y dispute l’honneur de reprendre le fort de Douaumont. Que ces fiers camarades sachent bien qu’ils peuvent compter sur les poilus de la gauloise pour les soutenir, leur ouvrir la porte et partager leur gloire. Officiers, sous-officiers et soldats de la 133ème DI, vous saurez accrocher la Croix de guerre à vos drapeaux et à vos fanions, du premier coup vous hausserez votre renommée au rang de celle de nos régiments et de nos bataillons les plus fameux. La patrie vous bénira ! »

Le soir devant Fleury une compagnie allemande se rend dans nos lignes, officiers en tête.

24 octobre : Aujourd’hui, jour fixé pour l’attaque règne un brouillard intense qui n’est pas pour nous déplaire. L’attaque projetée s’étend depuis l’ouvrage de Thiaumont jusqu’à la batterie de Damloup. Elle est montée de gauche à droite par la 38ème DI  (Gal Guyot de Salins) renforcée du 11ème de ligne, au centre par la division Passaga et à droite par la 74ème DI (de Lardemelle). La 133ème DI attaque depuis Fleury inclus jusqu’au ravin des Fontaines. Elle comprend a gauche le groupement du général Ancelin (321ème d’infanterie, 6ème bataillon de tirailleurs sénégalais, 102ème, 116ème et 32ème bataillon de chasseurs à pied). A droite le groupement du colonel Doreau (401ème d’infanterie et 107ème bataillon de chasseurs). En plus de l’artillerie lourde courte dont il a été parlé (44 pièces pour la division) celle-ci est soutenue par 9 groupes d’artillerie soit 108 pièces pour un front d’attaque d’environ 2 kilomètres. Il y a donc pour 100 mètres de front d’attaque 2 pièces lourdes et 5 pièces de campagne. La division possède ensuite 2 batteries de 65 de montagne, une batterie de 95 et 3 batteries de tranchée. De plus pour faciliter la progression de l’attaque dans le ravin du Bazil, ce ravin sera battu par une batterie de 65 de la cote de Froideterre et une batterie de 120 long de la rive gauche de la Meuse. En plus de cette artillerie de division, une artillerie lourde puissante appuie l’attaque. Des canons de 400 en position près de Dugny doivent tirer sur Douaumont. D’autres canons de 280 et des mortiers de 370 doivent tirer sur Douaumont et sur Vaux. Le Faubourg Pavé est bourré de pièces de 120 long et de 155 long. Malgré tous ces préparatifs et la confiance générale qui règne nous ne sommes pas sans inquiétudes sur l’issue de l’attaque. Il nous semble en effet difficile d’admettre que les allemands abandonnent en quelques heures ce qu’ils ont mis 5 mois à conquérir par lambeaux. Ils ont d’ailleurs devant nous 7 divisions appuyées par une artillerie imposante.

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A 8 heures, la préparation d’artillerie commence, formidable. De tous côtés les canons, au nombre de plus de 600, tonnent sans arrêt. Dans notre vallon en particulier où plus de 30 pièces s’entassent le vacarme est assourdissant. Les allemands ne répondent pas du tout dans notre coin. Le brouillard empêche l’aviation de se montrer cependant à 11h40 au moment du déclenchement de l’attaque plusieurs avions passent au dessus de nous se dirigeant très bas au dessus de nos lignes. Suivant les indications qui nous sont données par téléphone nous modifions à plusieurs reprises la direction de notre tir. Peu de temps après midi un message téléphonique nous arrive annonçant la prise du 1er objectif : ceci veut dire que le ravin du Bazil est atteint. Nous n’en croyons pas nos oreilles lorsque vers 16 heures arrive un second message annonçant la prise du 2ème objectif : ceci veut dire que le fort de Douaumont est pris. A cette nouvelle notre joie ne connait plus de bornes. De nombreux prisonniers allemands passent dans le boyau près de nous : on en annonce déjà 1300. Dans la journée ma batterie tire environ 1100 coups sans que les boches réagissent le moins du monde. Dans l’après-midi, comme le ciel est plus clair l’aviation devient plus active et une trentaine d’avions volent au dessus de nous. Viguié et Leray qui ont passé la journée à l’observatoire du fort de Souville rentrent vers 18 heures enchantés de leur mission bien que le fort ait été violemment bombardé dans la journée. Le soir nous sablons le champagne pour fêter la victoire.

25 octobre : Quelques détails nous arrivent sur l’attaque d’hier au cours de laquelle nous avons fait 3500 prisonniers. Tous les objectifs ont été atteints mathématiquement aux heures prévues. Le fort de Douaumont devait être enlevé à H+3h20 et à 15 heures exactement le drapeau français flottait sur le fort reconquis. Ce brillant fait d’armes est à l’actif du régiment colonial du Maroc. Notre division a eu des pertes relativement faibles. Adroite et à gauche il n’en a malheureusement pas été ainsi. A gauche un incident a failli compromettre le résultat de la journée. Un régiment ayant momentanément abandonné sa tranchée de première ligne pour faciliter le tir de l’artillerie a retrouvé cette tranchée entre les mains des allemands. Un violent combat s’est livré alors, qui a retardé de plus d’un quart d’heure le déclenchement de l’attaque dans cette région et a failli tout compromettre. A droite la division de Lardemelle s’est heurtée à une résistance très vive dans le bois Fumin autour du petit dépôt.

Le temps remis complètement au beau, nous en profitons pour effectuer à 10 heures un réglage par avion sur le boyau d’Elbe. A 10h15 on nous annonce une attaque allemande : interrompant notre réglage nous ouvrons immédiatement le feu sur la tranchée de Laibach. 200 coups environ sont tirés dans ces conditions. La division de droite prend pied sur le fort de Vaux mais ne réussit pas à s’y maintenir. L’opération doit être reprise prochainement et les batteries reçoivent l’ordre de préparer leurs emplacements de pièces de façon à pouvoir tirer dans cette région.

26 octobre : Lacheret qui était en liaison avec l’infanterie aux carrières de la chapelle Ste Fine au poste de commandement du colonel Doreau rentre le matin et nous raconte ce qu’il a vu. Il est surtout éreinté par deux nuits passées à la belle étoile dans un boyau, le poste de commandement étant plutôt rudimentaire. Il nus raconte l’entrain du 107ème BCP  et le peu de pertes subies. Le chiffre est, aux dernières nouvelles, de 4500. Le colonel commandant l’artillerie de la division nous envoie aujourd’hui l’ordre du jour suivant : « L’opération prévue pour le 24 octobre a été exécutée avec un plein succès. A 18 heures la nouvelle ligne française passe par la tranchée de Poméranie, la tranchée de Pforzheim, le ravin du Helly, au nord du fort de Douaumont qui nous appartient, une ligne passant au point 532 à la batterie 3908, la tranchée de Carniole au point 343, l’étang de Vaux et le ravin de Fumin. 1500 prisonniers dont 12 officiers sont tombés entre nos mains. Quelques pertes douloureuses que nous ayons subies surtout dans l’artillerie de tranchée et dans l’artillerie lourde ne doivent pas diminuer la joie et l’orgueil de cette glorieuse journée. Le lieutenant-colonel commandant l’AD Marceau remercie son artillerie lourde, de campagne, de tranchée et de montagne des efforts continus qu’elle a faits, des fatigues qu’elle a supportées, des tirs précis et meurtriers qu’elle a exécutés avec un courage et une abnégation remarquables pour assurer finalement le beau succès de cette journée. Mais l’action est loin d’être terminée lorsque le terrain est conquis. Il faut s’attendre à des contre attaques violentes et multipliées. C’est donc sur l’artillerie et sur son inlassable dévouement que l’infanterie compte pour assurer ses positions nouvelles. Une activité intense et une attention soutenues sont nécessaires pour démasquer et arrêter toute tentative de l’ennemi….. » Signé : Pujos

27 octobre : Les ordres du jour continuent à pleuvoir. Nous recevons aujourd’hui celui du général commandant l’armée. Il est ainsi conçu : « Officiers, sous-officiers et soldats du groupement Mongin ! En quatre heures, dans un assaut magnifique vous avez enlevé d’un seul coup à votre puissant ennemi le terrain hérissé d’obstacles et forteresses du nord est de Verdun, qu’il avait mis huit mois à vous arracher par lambeaux au prix d’efforts acharnés et de sacrifices considérables. Vous avez ajouté de nouvelles et éclatantes gloires à celles qui couvrent les drapeaux de Verdun. Au nom de cette armée je vous remercie. Vous avez bien mérité de la Patrie ! Signé : Nivelle. »

Dans l’après-midi je monte au fort de Souville est avec Lacheret. Il fait un froid de chien. A peine ai-je commencé à régler sur le ravin du Blavet que les boches se mettent à marmiter assez violemment sur mon observatoire. La ligne est immédiatement coupée et pendant que mes téléphonistes partent réparer la ligne je vais me réfugier dans une sape voisine qui est justement le poste de commandement du commandant Lambert, commandant le 66ème BCP que j’ai connu en Argonne. La 9ème DI est en effet en réserve. Je vais présenter mes hommages au commandant qui me reçoit fort aimablement. J’apprends par lui que le capitaine Auperrin adjoint au colonel Ardouin du 131ème a été tué dans la Somme. J’apprends aussi qu’un des aumôniers de la division, le père Constant que j’ai connu en Argonne, a été tué ces jours ci au fort de Souville.

Ma ligne téléphonique est enfin rétablie mais il fait un temps de chien. Le soir cependant une éclaircie se fait et je peux continuer mon tir sur la tranchée de Schaffhouse dans le ravin du Blavet.

Le ravin du Blavet

J’effectue ensuite un tir d’efficacité, en tout plus de 200 coups. Il est complètement nuit lorsque je redescends à la batterie. En arrivant je trouve une note du commandant ordonnant aux capitaines de monter soit au fort de Douaumont soit à l’abri 836 dans le bois de la Caillette pour examiner le terrain de la prochaine offensive. Notre division ayant comme zone d’attaque la région d’Hardaumont je me décide pour l’abri 386. Le mauvais temps qui dure depuis 2 jours retarde l’attaque que l’on espérait tenter aujourd’hui. L’artillerie lourde de la division est renforcée depuis aujourd’hui par le groupe Gigout (2 batteries de 220 à tracteur).

Le carrefour de Ste Fine

28 octobre : Pour atteindre l’abri 386 je pense qu’il vaut mieux s’y prendre de bonne heure c’est pourquoi je suis debout à 4 heures du matin. A 4h40 par une nuit noire nous partons, Lacheret et moi, équipés comme des fantassins pour être moins visibles. Jusqu’à la crête de Souville aucun incident, les boches seront calmes. Il est d’ailleurs 5 heures du matin et l’aube commence à poindre timidement, ce qui ne m’empêche pas de me prendre les pieds dans une racine et de m’étaler de tout mon long dans la boue. A partir de Souville les difficultés commencent. Il y a bien un boyau qui descend vers les carrières mais il est plein de boue jusqu’en haut. Une compagnie qui a voulu y passer ces jours derniers s’y est enlisée et 10 hommes n’ont pu être retirés de la boue. Force nous est donc de suivre le bord du boyau comme les brancardiers que nous croisons et qui ramènent des blessés. Le terrain est si bouleversé qu’ils ne sont pas trop de quatre pour porter un brancard sur l’épaule. Malgré les obus qui tombent en ce moment près de ceux que nous apercevons ils restent impassibles et continuent leur chemin. Nous sommes en effet en pleine vue des boches puisque l’ouvrage d’Hardaumont et le fort de Vaux dominent tout le terrain que nous traversons. Les boches sont heureusement assez calmes mais je me demande avec une certaine anxiété comment nous traverserons le ravin de Bazil si les boches marmitent comme hier. Le terrain est terriblement retourné et gras. La piste que nous suivons et qui escalade les trous d’obus est fort glissante et nous cherchons en vain des endroits solides où poser nos pieds. Dans un endroit particulièrement boueux je crois apercevoir une grosse pierre blanche et j’y pose le pied : je constate avec horreur que c’est le ventre d’un cadavre qui disparaît dans la boue. Nous arrivons cependant sans encombre au PC Carrières qui est encore plus misérable que je l’avais pensé : le PC se compose en effet d’une misérable galerie de 1m de large et de 4m de longueur creusée dans le roc. A droite dans un renfoncement deux cadres en fil de fer superposés ; en bas le colonel Doreau dort d’un sommeil réparateur, en haut l’officier adjoint auquel je me présente. Deux coureurs me sont donnés pour me conduire à l’abri 836. Ces coureurs, braves gens de l’escadron divisionnaire, s’empressent de se mettre à ma disposition. Naturellement pour aller au bout de notre promenade il n’est pas question de prendre le boyau puisqu’il n’y en a pas. Force nous est donc de prendre à travers le bois de Vaux Chapitre dont il ne reste d’ailleurs que des souches informes. Dans la partie française du terrain de l’attaque nous apercevons 2 ou 3 cadavres de chasseurs à pied, mais les tranchées et boyaux sont encore praticables. Dans la partie allemande, au contraire, que nous atteignons au bout de 200 ou 300 mètres c’est la dévastation absolue. Pas une tranchée, pas un boyau, quelques abris entièrement démolis, des cadavres allemands partout. Ici un bras sortant de terre barre le chemin, là d’autres cadavres sont entassés dans un abri. Le sol est littéralement jonché de casques, de fusils, de mitrailleuses, de munitions de toute sorte. Tout à coup un 105 éclate sur la piste à 100 mètres devant nous. À droite du côté du fort de Vaux les mitrailleuses crépitent. Bientôt nous arrivons au ravin du Bazil où les cadavres sont toujours nombreux. Un aspirant boche tombé à la renverse sur la piste semble dormir. A droite le ravin du Bazil est barré par l’étang de Vaux derrière la digue duquel s’étend le village du même nom dont il ne reste pas, bien entendu, la moindre trace.

Etang de Vaux

Nous sommes en ce moment en pleine vue des lignes allemandes toutes proches et je suis étonné que nous n’ayons pas encore reçu un coup de fusil. Nous atteignons enfin l’abri 836. Cet abri, qui a beaucoup souffert comprend 2 salles de 4m X 10m dans lesquels se trouvent en ce moment 2 compagnies du 107ème BCP. La toiture est fendue en plusieurs endroits bien qu’elle soit en ciment armé de 1m60 d’épaisseur. Les pieds droits heureusement sont solides puisqu’ils sont constitués par des murs en béton armé de 2m00 d’épaisseur recouverts extérieurement de rocailles sur une épaisseur de 4 mètres. C’est donc un abri très sérieux. Dans la partie de terrain que nous venons de conquérir il existe 7 abris de ce genre. Celui-ci en somme est encore habitable malgré les terribles bombardements qu’il a pu subir. J’y rencontre le colonel commandant le 401ème et le commandant du 107ème BCP. Accompagné d’un lieutenant du 30ème  d’artillerie qui a accompagné les vagues d’assaut et est ici depuis l’attaque je me rends à côté de l’abri dans une sorte d’observatoire d’où l’on aperçoit les lignes allemandes. Le terrain naturellement est peu ou pas organisé. On voit cependant fort bien la tranchée à la lisière du bois d’Hardaumont et le ravin du Blavet. Notre examen terminé nous prenons le chemin du retour qui s’effectue sans incident jusqu’au ravin du Bazil. En remontant les pentes sud de ce ravin je rencontre la Bouralière et son lieutenant. Je lui décris ce que j’ai vu et que nous voyons d’ailleurs aussi bien du point où nous sommes. Carte en mains, je lui désigne les différents points du secteur et, pour terminer, vidant notre bidon, nous trinquons au succès de la prochaine offensive et selon la formule consacrée « à l’anéantissement du militarisme prussien » je suis d’ailleurs surpris que les « tenants du militarisme prussien » qui nous voient certainement ne nous flanquent pas des coups de fusils. Nous constatons une fois de plus sur le chemin du retour la destruction des organisations allemandes. Nous rencontrons plusieurs batteries de 74 de tranchée, des mitrailleuses, des canons de 37. Sans encombre nous arrivons aux Carrières au autour des quelles on a rassemblé beaucoup de cadavres épars pour leur donner une sépulture. Malgré la tristesse du lieu je me décide à m’arrêter un peu pour manger.  Le repas que nous avons apporté Lacheret et moi est tellement substantiel que nous pouvons donner la moitié à nos deux guides qui nous remercient avec effusion. Je suis d’ailleurs bien inspiré en me décidant à cet arrêt car les boches se mettent à tirer sur la piste que nous devons suivre pour rejoindre Souville. Après un arrêt d’une demi-heure nous reprenons le chemin de Souville où nous arrivons sans encombre malgré l’état du terrain. En chemin je r encontre Neuville qui se décide cependant à aller jusqu’aux carrières Ste Fine à l’observatoire de Souville je rencontre Viguié et le capitaine Girolami qui a reçu comme moi l’ordre de reconnaitre le secteur et qui ne se décide pas à dépasser le fort de Souville. Le capitaine d’Ainval arrive bientôt avec Fery. Je lui raconte d’où je viens, ce que j’ai fait et ce que j’ai vu. Enchanté de la rencontre d’Ainval saisit immédiatement l’occasion pour ne pas pousser plus loin la visite. « Puisqu’il n’y a rien à voir, ce dont je me doutais, ce n’est pas la peine d’aller plus loin. » Comme nous redescendons, un obus de 150 arrive en ronflant et vient s’écraser à 30 mètres de nous. Poliment, nous saluons ce gêneur par une légère inclinaison du corps et lorsque nous relevons la tête, d’Ainval a disparu. L’obus ne l’a pourtant pas volatilisé ! Non, le voilà qui dégringole à toutes jambes les pentes sud de Souville au risque de rompre les os dans ce terrain chaotique. Fery me murmure à l’oreille ; « Il a la trouille le patron ! » Quant à nous, redescendant tranquillement, nous arrivons bientôt au PC  du commandant rendre compte de notre mission.

29 octobre : Dans la matinée nous tirons quelques coups ainsi que la 11ème. Tout à coup, un éclatement terrible déchire l’air. Je me précipite hors de mon abri et devine du premier coup ce qui s’est passé en voyant la 1ème batterie recouverte d’un nuage noir. Un obus allongé a éclaté à la bouche de la pièce. Par un hasard miraculeux un seul homme est touché, le tireur, mais très gravement. Une de ses épaules est complètement arrachée et le pauvre garçon ne tarde pas à rendre le dernier soupir. Ce triste accident cause à tout le personnel la plus pénible impression.

Depuis aujourd’hui l’observatoire affecté au groupe est le fort de Tavannes. Le capitaine de La Bouralière qui connait bien le panorama doit me mettre au courant. Je pars donc pour le voir à sa batterie en position au sud de la cote 349 mais j’éprouve les plus grandes difficultés pour le découvrir. Je m’aperçois d’un coup d’œil que cette position, très mauvaise, ne devait pas être aussi tranquille que la notre le 24 octobre. Deux batteries immédiatement à droite de la route ont beaucoup souffert, perdant chacune une quinzaine d’hommes. Dans une de ces batteries un tas de 400 obus a sauté, ce qui a produit alentour des dégâts épouvantables. Un des lieutenants de la Bouralière s’offre à me piloter. La route qui celle de Maulainville à Vaux est d’ailleurs presque en ligne droite et tant que nous sommes dans le bois tout va bien. Au moment où nous atteignons la clairière large de 200 mètres où passe la route d’Etain mon guide me prend par le bras. « Ici, me dit-il, il est bon de s’arrêter et de prendre son vent. Le carrefour que nous allons traverser est en effet en pleine vue de la Woëvre et une pièce de 105 pointée sur le carrefour s’amuse à faire du lapin. Vous allez voir, c’est très drôle.» Nous soufflons donc quelques minutes puis, un, deux, trois ! filons au pas de gymnastique. A peine avons-nous fait 50 mètres qu’un obus de 105 arrive à quelques mètres et éclate en nous couvrant de terre. Avant d’avoir parcouru les 100 mètres qui nous séparent du boyau, 2 obus éclatent encore assez près. Deux autres encore arrivent de plus en plus à droite mais cette fois nous sommes dans le boyau et par la suite à peu près abrités. Ce carrefour est vraiment très malsain. Le 25 octobre une compagnie de territoriaux qui montait au fort de Tavannes a eu l’imprudence de s’arrêter à la lisière du bois en pleine vue de la Woëvre. Un obus de 105 arrivant au milieu de la troupe a mis une vingtaine d’hommes hors de combat. Les sacs et les équipements sont encore au milieu de la route. Le fort de Tavannes où nous arrivons bientôt est infini moins démoli que Souville car il n’a pas été vraiment attaqué. Les superstructures ressemblent encore à quelque chose. La construction n’est pas récente mais le fort a été récemment bétonné et, en somme, a résisté aux bombardements de gros calibre en particulier du 420. Un coup malheureux est cependant tombé sur la poudrière qui a sauté, détruisant les tourelles. L’observatoire où j’arrive bientôt est une sorte de cheminée émergeant au dessus des sommets du fort. La vue qu’on a de ce point est très étendue : à gauche Souville et Douaumont, en face le ravin de Bouvaux qui nous sépare du bois de la Laufée complètement rasé. Au-delà le fort de Vaux, à peine en relief sur le sol. Au-delà encore les crêtes d’Hardaumont : à droite toute la plaine de Woëvre. Le long de la route d’Etain on aperçoit nettement la ferme de Brauville que Fery avait acheté quelques jours avant la déclaration de guerre pour s’y retirer.

J’effectue rapidement un réglage pendant que le 270 et le 280 tirent sur le fort de Vaux. Mon réglage terminé je reviens à la batterie de la Bouralière mais cette fois en passant par le boyau jusqu’à la position. La Bouralière me retient à déjeuner et me traite d’une façon splendide qui me remplit de confusion. Le déjeuner commence par une salade de tomates, des artichauts et se termine par une brioche ! Le tout arrosé de vins généreux et d’un petit verre de Chartreuse. Comme je lui fais mes compliments de son cuisinier : « Mais ce n’est pas un cuisinier mais un maçon ! » Après déjeuner un lieutenant du 220 vient demander un guide pour le fort de Tavannes. Je m’offre à le piloter et nous partons d’un pied léger. Plusieurs camions passent en ce moment sur le carrefour et chacun d’eux se fait saluer par un coup de la pièce ensorcelée. Nous même malgré la vitesse de nos jambes, sommes encore salués par 2 obus en traversant le carrefour. En arrivant à Tavannes je m’aperçois que la ligne téléphonique est coupée. Nadiras ainé qui m’accompagne retourne pour réparer. Plusieurs heures se passent et la communication ne se rétablit toujours pas. Enfin au moment où le jour commence à baisser, je vois arriver Nadiras qui me dit d’un air consterné : « Mon capitaine il n’y a pas moyen de réparer. Chaque fois que nous réparons d’un bout les boches nous coupent de l’autre ! Chaque fois que nous montrons le nez au carrefour nous recevons un 105 ! » Devant cette impossibilité de rétablir la communication et étant donné l’heure tardive je me décide à rentrer à la batterie en passant par le tunnel de Tavannes transformé en caserne depuis de longs mois. Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1916 un dépôt de grenades y sauta, causant d’énormes ravages et la mort d’un grand nombre d’hommes. Une trentaine de ces victimes reposent dans un cimetière à l’entrée du tunnel.

Depuis l’attaque nous n’avons pas cessé de progresser entre le ravin de la Caillette et le fort de Vaux. Nos troupes occupent maintenant tout le bois Fumin et une partie du fort de Vaux.

30 octobre : La 9ème DI (général Arlabosse) ayant  remplacé la 133ème DI le colonel Dessens commandant le 30ème d’artillerie remplace le colonel Pujos qui nous envoie à l’occasion de son départ l’ordre du jour suivant ; « Le colonel Dessens , commandant l’AD 9 prend à la date du 30 octobre à 8 heures le commandement de l’AD Marceau. En quittant ce poste le Lt colonel commandant l’AD 133  tient à adresser ses remerciements et ses félicitations à tous ses collaborateurs. Tous, officiers, sous-officiers et canonniers de l’AD 9 et de l’AD 7, de l’artillerie lourde, de l’artillerie de tranchée, de l’artillerie de montagne, des Parcs divisionnaires ont rivalisé de bravoure, de zèle et de dévouement. Tous ont été aux prises, pendant la période de préparation, avec des difficultés extrêmes : installation dans un terrain complètement ravagé, ravitaillements très pénibles, reconnaissances et construction de nouvelles positions sous des bombardements nourris et incessants. Tous ont fourni le maximum d’efforts et le jour de l’attaque ont été largement à la hauteur de la situation. L’artillerie de campagne a opposé à l’ennemi un barrage infranchissable et déblayé sa route à l’infanterie progressant devant elle avec sûreté et précision. L’artillerie lourde a mis les abris, les défenses où l’ennemi nous attendant avec confiance dans un tel état de destruction que sa résistance a été presque annihilée et que le magnifique élan de nos troupes a pu tout emporter. L’artillerie de tranchée, après un intense bombardement de la ligne ennemie dans la matinée a, au prix d’efforts inouïs, porté d’un bond ses pièces en avant de notre ligne reconquise. Les journées des 24 et 25 octobre resteront un souvenir inoubliable pour les braves gens qui y ont participé et le lieutenant-colonel Pujos est fier d’avoir été leur chef ! »

Le matin je pars avec Lacheret reconnaître des positions de batterie possibles à l’ouest de la ferme de l’Hôpital en prévision de la prochaine attaque. Comme nous passons sur la route les boches envoient de nombreux fusants dans la vallée sud de Souville. La batterie de l’Hôpital où j’arrive bientôt est terriblement retournée. Les nombreuses croix parsemées tout à l’entour montrent que cet endroit a été meurtrier. Au PC voisin fort bien aménagé dans un abri souterrain je rencontre le colonel commandant la brigade qui m’explique en peu de mots ce qu’on désire faire sur Vaux. De mon côté je lui explique que je suis à la recherche de positions de batteries : « Je n’ai pas trouvé grand-chose et il n’y a guère qu’aux environs du PC qu’on puisse se placer mais cela n’est peut-être pas possible. – Pourquoi voulez-vous que cela ne soit pas possible ? me répond le colonel. Si l’emplacement vous convient, tant pis pour mon PC. » L’emplacement me convient faute de mieux. Le terrain est en effet horriblement bouleversé et il est impossible de mettre les canons en position autrement que le long de la route. Je reviens par le fort de Tavannes où je rencontre le lieutenant de la batterie la Bouralière réglant sur les carrières d’Hardaumont et le point 45.07.

le point 45 07

31 octobre : Rien à signaler aujourd’hui sinon que le temps est affreux. Les plus à plaindre sont en ce moment les hommes de l’échelon et leurs chevaux qui depuis leur arrivée dans le secteur sont toujours installés dans les mêmes conditions précaires, dans la boue. Il y à peine un mois que nous sommes à Verdun et pendant ce court espace de temps le groupe a eu 18 hommes évacués pour maladie. En y ajoutant 1 tué et 16 blessés, le groupe a donc perdu en moins d’un mois 35 hommes. Les chevaux ne sont pas en meilleure situation. 39 sont morts ou ont été évacués, plus de 100 sont indisponibles.

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