Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er avril : Après être allé le matin à la messe au Claon je remonte à la position où je donne un grand déjeuner aux camarades des environs. Les lieutenants Goderman, Payen et Mathieu des batteries voisines viennent déjeuner avec Dumay et moi dans notre étroite cagna. Malgré son peu de confort nous faisons un repas princier que nous mangeons naturellement dans une seule assiette. Comme je n’ai que deux sièges, 3 des convives doivent s’assoir sur ce qui me sert de lit et manger sur leurs genoux. Dans l’après-midi laissant Dumay à la position je redescends au Claon. Dans la soirée il nous arrive des invités en la personne du commandant Bertrand du 38ème d’artillerie accompagné du capitaine Flandrin député du Calvados. Le groupe du commandant Bertrand arrive en renfort pour participer aux prochaines attaques et doit se mettre en position sur la route à l’ouest de la Maison Forestière. Le commandant Bertrand est un officier d’active à la retraite qui a repris du service actif à 62 ans et fait campagne depuis le début dans un poste actif. Blessé grièvement au mois d’août 1914 il est revenu prendre sa place à peine guéri et a été cité à l’ordre. Encore un bel exemple à citer aux embusqués de l’arrière.
2 avril : Cette nuit j’ai cédé mon matelas au capitaine Flandrin et suis allé m’installer dans la chambre qu’occupe Dumay dans une maison du village. La fenêtre de la chambre n’a pas de carreaux aussi je pense toute la nuit mourir de froid. Les nuits sont en effet extrêmement fraîches et le thermomètre descend presque tous les jours en dessous de 0°.
En vue des prochaines attaques ma section est renforcée d’une pièce venant de la 3ème batterie. A 11 heures je pars pour régler le tir de cette pièce au même observatoire 03 que l’autre jour. Le ravin des Meurissons que je traverse est de plus en plus fréquenté et perd de ce fait un peu de sons charme. Comme il fait aujourd’hui un temps superbe, le ruisseau qui serpente au fond de ce ravin est peuplé non pas de délicieuses nymphes mais d’affreux poilus qui, dans des tenues sommaires font la chasse aux poux. Arrivé dans la tranchée de première ligne je vais m’embusquer dans un petit poste pour observer à loisir les tranchées allemandes situées à une dizaine de mètres. Tout à coup un craquement violent éclate derrière moi : projeté contre le parapet de la tranchée, aspergé de caillou, et empesté de fumée, je me demande ce qui m’arrive. C’est simplement un crapouillot qui vient de tomber dans la tranchée dans la tranchée derrière moi sans faire heureusement aucune victime. Seul un fantassin très légèrement blessé a sa capote et le fond de son pantalon déchirés par l’explosion. Le spectacle est si drôle de de voir ce pauvre diable à moitié nu que nous ne pouvons réfréner un rire inextinguible, malgré que la situation ne soit pas drôle. Le coin en question n’étant pas très habitable j’appuie un peu plus à gauche mais comme l’autre jour chaque fois que je mettre ma tête ou mon périscope une balle vient se loger dans le parapet. Avec des ruses d’apache, j’arrive enfin à découvrir un coin où je vois à peu près et je commence mon tir. Comme l’autre jour les boches répondent par des bordées de 105 qui tombent derrière moi. Je commence à trouver que le coin est malsain lorsque nos artilleurs s’en mêlent. Une batterie tirant de la gauche nous envoie une salve d’obus à balles. La plaisanterie est d’un gout douteux et je m’empresse de prévenir téléphoniquement le PC d’avoir à surveiller ces maladroits. Je peux enfin quitter ce mauvais coin et rentrer au Mont de Villers pour m’y coucher.
3 avril : Le temps qui était beau hier se met à la pluie. Il en est de même chaque fois que nous prenons une offensive. Nous ne tirons d’ailleurs pas mais il n’en est pas de même pour nos voisins qui s’en donnent à cœur joie.
4 avril : Aujourd’hui, une fois de plus attaque sur la cote 263 et la partie du village de Vauquois que nous ne tenons pas encore.A cet effet le capitaine et Dumay arrivent à la rescousse de très bonne heure et nous préparons nos tirs sur les objectifs indiqués, saillant des Meurissons cote 263 et Vauquois. Le temps continue à être absolument horrible et nous nous demandons comment l’attaque pourra être déclenchée dans ces conditions. A 13h30 cependant nous commençons nos tirs avec 3 pièces en même temps que toute l’artillerie du secteur. Le vacarme est assez assourdissant. Vers 15h30 l’attaque de déclenche et au même moment une grêle de balles venant des premières lignes s’abat autour de nous. Toute la soirée d’ailleurs nous entendons ce sifflement peu agréable mais heureusement personne n’est blessé. La pièce de droite tirant sur Vauquois reçoit bientôt l’ordre de cesser son tir, l’opération sur cette partie du front doit être remise à une date ultérieure. A 18 heures cependant j’envoie encore quelques coups sur Vauquois et à 18h30 tout rentre dans le calme. D’après les renseignements qui nous sont communiqués l’attaque sur 263 a échoué une fois de plus malgré les puissants moyens mis en œuvre. Ma batterie a tiré aujourd’hui 202 coups de canon.
5 avril : Dans la nuit je suis brusquement réveillé par des bruits de cataracte. La pluie d’hier est arrivée à traverser la toiture de mon abri et tombe maintenant comme d’une passoire. Les couvertures et le manteau qui me recouvrent sont rapidement traversés mais heureusement les vêtements résistent, ce qui m’évite d’attraper froid. Bien mieux, un petit rhume qui incubait la veille au soir disparait comme par enchantement au cours de la nuit. Naturellement il m’est impossible de dormir sous ce déluge et encore moins d’allumer une allumette car elles sont trempées. Lorsque le jour a commencé à poindre je peux mesurer l’étendue du désastre. Il pleut dans mon abri comme dehors et le sol est recouvert d’une nappe d’eau sur laquelle naviguent mes chaussures. Armé d’une douille vide je passe ma matinée à épuiser cette eau qui revient par infiltration à mesure qu’on l’enlève. Après beaucoup d’efforts je parviens à enlever la plus grosse partie de l’eau, mais la toiture complètement imprégnée continue à s’égoutter bien qu’il ne pleuve plus. Je suis obligé de déjeuner avec mon manteau et mon képi et l’assiette dans laquelle je mange se remplit d’eau. Pour comble je dois préparer un certain nombre de tirs pour une attaque sur Vauquois qui doit avoir lieu dans l’après-midi. De fait à partir de 13h30, commence mon tir sur Vauquois que j’observe coup par coup. L’objectif sur lequel je tire est parfaitement visible. Ce sont les tranchées de la route Vauquois Boureuilles et en particulier l’ouvrage du V au coude de la route. Mes obus y tombent avec une précision mathématique. Je ne suis d’ailleurs pas seul à tirer. D’autres batteries lourdes tirent également et en particulier le mortier de 270 dont les projectiles font en éclatant des gerbes énormes montant lentement en l’air à plus de 80 mètres et s’étalant ensuite en gigantesques champignons. Ces gros obus tombent principalement sur les pentes N.O. du village jusqu’à 16h30 cependant les tirs sont assez intenses mais à partir de ce moment la canonnade éclate de tous côtés. Des éclatements de toutes formes et de toutes couleurs couvrent Vauquois sans que les allemands répondent d’une manière sensible. Après une heure de ce bombardement intense l’attaque se déclenche à 17h30 et j’aperçois une compagnie d’infanterie de marine s’élancer au pas de course à l’assaut de l’ouvrage V avec un entrain remarquable et s’y installer. La nuit tombe d’ailleurs rapidement et je rentre au Claon laissant Dumay à la position.
6 avril : L’attaque si brillamment menée hier sur Vauquois hier au soir n’a pas eu de résultats. La compagnie d’infanterie de marine qui s’est emparée de l’ouvrage du V a été contre attaquée dans la nuit et, par suite du manque de munitions, contrainte de se rendre : pas un homme n’est revenu ! Je me demande si on va continuer sur Vauquois et sur la cote 263 ces attaques constamment infructueuses. Les fantassins ne veulent plus attaquer, car ils n’ont plus confiance après ces échecs répétés. Comme me le disait l’autre jour aux premières lignes un sergent du 4ème, qu’on mette à notre place un régiment venant de Champagne ou d’Alsace et la cote 263 sera prise en un clin d’œil, et qu’on nous mette en Champagne ou en Alsace. Nous réussirons peut–être là où d’autres ont échoué.
Cependant ces attaques n’ont pas été absolument inutiles, malgré les pertes subies : elles auront été une rude école où nous aurons appris pour la suite ce qu’il faut faire et surtout ce qu’il ne faut pas faire. Ce qu’il faut ire c’est augmenter les moyens destructifs. Ce qu’il ne faut pas faire c’est reprendre sans une nouvelle préparation et sans faire appel à de nouvelles troupes une attaque qui n’a pas réussi. Tous ces derniers combats ont été menés par le colonel Arbanère , homme énergique et dur, ancien chef d’état-major du général Brochin et que les fantassins exècrent. Cela encore n’est pas fait pour amener le succès et les hommes baptisent immédiatement du nom de « cimetière Arbanère » le cimetière créé en arrière du réduit de la cote 263.Pendant ce combats les hommes et les cadres se sont formés. Sans doute notre 5ème corps n’est pas encore capable de bousculer le redoutable 16ème corps allemand mais il commence à ne plus se laisser entamer par lui et c’est déjà quelque chose. Dans quelques mois il faut espérer que nous ferons encore mieux. Le moral pour d’autres raisons devient meilleur, tout d’abord le beau temps arrive à grand pas et la vie et la vie des tranchées devient presque supportable. Et puis les nouvelles qui nous viennent d’ailleurs sont bonnes ; sur beaucoup de points du front ; en Artois, en Champagne, aux Éparges, dans les Vosges nous remportons des succès assez nets. En fin, dans un autre ordre d’idées, on cherche à améliorer les conditions de confort des troupes au repos. Un progrès intéressant est la réorganisation des musiques militaires réduites à l’état squelettiques aussi bien en personnel qu’en instruments, celle du 46ème vient d’ailleurs de se couvrir de gloire en conduisant son régiment à l’assaut de Vauquois aux sons de la Marseillaise. Plusieurs musiciens et un certain nombre d’instruments ont été mis hors de combat comme le dit en termes bizarres la citation accordée au chef de musique.
7 avril : Profitant des moments de répit que nous avons depuis quelques jours mes hommes se livrent aux plaisirs de la chasse ou plutôt du braconnage car la chasse est sévèrement interdite, d’autant plus interdite qu’elle appartient dans le secteur où nous sommes au général Bonfait commandant la 9ème DI. Mais ce qui nous enlève nos scrupules c’est que les boches de l’autre côté du front ne doivent pas se gêner. Hier nous avons eu au tableau un sanglier et un chevreuil. Le ravin très profond qui se trouve derrière ma batterie est en effet farci de gibier et d’après les traces que nous y voyons il doit y avoir au moins une vingtaine de grosses bêtes. Les plus enragés braconniers sont certainement mon sous-chef Allanic et les deux servants Foubert et Fougerolles. Nous braconnons aussi l’étang d’Abaucourt, mais cela est beaucoup moins grave, car il n’y a guère qu’un seul pécheur enragé, le maréchal des logis Emerit de la 1ère pièce. Ces petites maraudes nous permettent d’améliorer notre ordinaire et en particulier aujourd’hui nous mangeons du sanglier à toutes les sauces, admirablement fricoté par un de mes servants, Guérin fils d’un garde-chasse en Touraine et qui connait parfaitement non seulement la manière de chasser le gibier, mais surtout l’art de le faire cuire. Ce servant, Guérin, a l’un de ses « pays » sergent au 118ème, véritable phénomène qui vient souvent nous rendre visite, ce qui au début faisait mon désespoir. Ce « pays » passablement poivrot est, dans le civil, syndicaliste notoire et peut-être même anarchiste à Tours ce qui ne l’empêche pas d’être sur le front le soldat le plus discipliné et le plus rempli d’entrain à condition qu’on le laisse aller remplir ses bidons et qu’on, le laisse aussi s’habiller à sa guise. Le premier jour où je le vis il portait un pantalon de velours une veste de sergent de pompiers et un képi de garde républicain « cadeau de mon beau-père » affirme-t-il. Aux attaques sur Vauquois du mois de décembre il a eu le courage d’entrer seul dans le village et d’en ramener un officier allemand. Aux dernières attaques sur la cote 263 c’est lui qui a ramené dans nos lignes le corps du commandant Canard ?? Le pauvre garçon devait d’ailleurs trouver la mort quelques semaines plus tard à l’école du lancement de grenades. Il y a, dans le régiment un certain nombre de « types » dans ce genre. Au 331ème il y a aussi un certain apache n’ayant pas son pareil pour les coups de main et qui n’appelle jamais son capitaine autrement que « patron ». Lorsqu’on veut savoir le nom du régiment d’en face on lui envoie chercher une « patte d’épaule » : pour ces petites expéditions il n’a comme arme qu’un long couteau à cran d’arrêt.
Le capitaine rentant aujourd’hui de la Chalade où il a eu l’audace d’offrir au général Marchant un cuissot de sanglier nous raconte une anecdote qu’il tient de la bouche même du général et qui montre bien de quelle trempe sont les coloniaux que nous avons devant nous. Dans la tranchée de première ligne, l’un d’eux reçoit tout près un crapouillot qui, en éclatant, lui sectionne la jambe au-dessus du brodequin. Ses camarades se précipitent à son secours, lui font un pansement t sommaire et l’emmènent en dehors de la tranchée. Au moment de la quitter il interpelle un de ses camarades »eh, dis-donc le cabot ! Je te laisse ma patte pour l’ordinaire ! ». Au poste de secours où on lui fait un pansement un peu plus soigné, le médecin, tout en lui prodiguant ses soins, s’inquiète des conséquences que peuvent avoir sur ce blessé la perte de son pied « Un pied de moins », s’écrie celui-ci, « qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je suis professeur de piano, alors vous comprenez pour vu qu’il me reste un pied pour les pédales …… »
10 avril : Le printemps ne se décide pas à paraître. Hier encore nous avons eu une abondante chute de neige et, de ce fait, les bourgeons persistent à ne pas se montrer. Eux aussi ont peur de prendre l’offensive.
12 avril : Dans l’après-midi notre colonel vient remettre à Bachelier la Croix de Saint Georges qui lui a été décernée il y a quelques jours. Cette distinction si méritée nous cause une grande joie.
13 avril : Depuis quelques jours nous voyons dans le secteur les nouvelles cuisines roulantes dont on récemment doté l’infanterie. C’est un gros progrès que les fantassins ont accepté d’enthousiasme et qui nous a bien fait défaut au début de la campagne. Si nous en avions été pourvus, il est bien probable que la dysenterie aurait fait infiniment moins de ravages.
Aujourd’hui nous sommes privés de lettres, le train qui nous les amenait ayant déraillé. Quelle drôle d’idée de faire dérailler les trains en ce moment ! Comme s’il n’y avait pas en ce moment assez de moyens de tuer le pauvre monde !
17 avril : nous jouons aujourd’hui aux boches un tour pendable. Depuis plusieurs jours l’infanterie du secteur nous avait signalé que les boches possédaient de nombreux abris dans le Faux Ravins des Courte Chausses, abris peu solides sans doute mais qui, étant en angle mort pour l’artillerie, sont impossibles à démolir. Pour y arriver il faudrait prendre le ravin d’enfilade en plaçant une pièce plus au nord de la route de la Chalade au Four de Paris. La reconnaissance ayant été soigneusement faite, une pièce avec 90 obus allongés est amenée pendant la nuit à 500 mètres au nord de la Chalade au bord de la route, Bachelier pendant ce temps se rend à l’observatoire de l’Y et au petit jour levant commence son tir sur les abris en question. Les premiers coups tombent avec une précision remarquable et font les plus grands ravages. Des abris entiers sont défoncés et volent en morceaux. Des clameurs s’élèvent montrant que notre tir est remarquablement efficace. Les obus impitoyablement se succèdent et viennent semer la mort chez les boches qui se sauvent de tous côtés épouvantés. Le tir terminé Bachelier rentre au Claon et lui pourtant si rude et si plein de haine pour le boche est presque effrayé de ce qu’il vient de faire. Il est impossible de savoir les pertes des boches mais il est à prévoir qu’elles ont du être terribles. Le général Marchand est fou de joie !
De mon côté, dans l’après-midi je reçois l’ordre d’aller régler un tir à l’ouest du saillant de 263. Je pars donc immédiatement avec Émerit mais le réglage est impossible car il n’y a pas de ligne téléphonique. Il faudra donc revenir.
18 avril : Le matin à 8 heures je repars avec Bachelier par le même chemin que la veille. A peine sommes-nous arrivés que les boches se mettent à tirer à crapouille d’une manière énergique. Les tranchées, particulièrement à notre droite, écopent pas mal et le bruit se répand que les boches vont attaquer. Je prends immédiatement mes dispositions de combat c’est à dire que je reprends mon revolver que j’avais déposé sur le bord du parapet pour être moins gêné pendant mon réglage. Surtout je me hâte aidé par Bachelier d’installer une ligne téléphonique car le meilleur moyen de calmer les boches est bien de leur envoyer quelques marmites. Heureusement la ligne fonctionne bien, ce qui n’arrive pas tous les jours et nous menons rondement notre réglage. Les boches sont calmés aussitôt et les fantassins sont ravis. Nous revenons donc, Bachelier et moi, par le réduit dont les tranchées sont complètement bouleversées. De retour à la batterie vers 13 heures nous recevons à 13h40 l’ordre d’effectuer un tir avec réglage par avions sur une batterie voisine de Varennes. Tout l’après-midi nous restons aux aguets, attendant le fameux avion qui ne vient pas. A 16 heures enfin on m’annonce que l’avion de réglage partira à 17 heures. A 17h10 en effet un avion nous survole et le poste de TSF ayant reçu l’indication que l’avion est prêt à observer nous tirons plusieurs salves. L’avion n’envoie aucune indication et s’en va. Vers 18 heures le colonel Peyronnel m’appelle à l’appareil et m’attrape parce que j’ai tiré, cet avion n’étant pas le nôtre. Celui qui doit nous régler vient de partir à l’instant même. A 18h15 en effet un second avion nous survole mais n’envoie aucun signal. Ce n’est donc pas encore aujourd’hui que nous réglerons un tir par avion !
19 avril : Dans la matinée il arrive à nos amis du génie un assez grave accident. Depuis quelques jours ils travaillent à la confection d’une petite mine de 100 kg de cheddite destinée à gêner un peu le travail de ces messieurs d’en face. La mine étant prête ce matin ils y mirent le feu après avoir eu la précaution de faire évacuer la sape voisine. L’explosion ayant eu lieu, les sapeurs retournent travailler aux mines qu’ils viennent d’évacuer, mais dans une d’entre elles où les gaz de la combustion ont pénétré deux sapeurs tombent asphyxiés. Les camarades qui se portent à leur secours subissent le même sort. Le lieutenant Lasabathie aidé de quelques hommes parvient à retirer tous ses poilus. L’un d’entre eux malheureusement est déjà mort, deux autres sont fort mal en point, et en particulier un est tout à fait bas. On le ramène justement à la mairie du Claon où est installée l’ambulance, juste au moment où j’y arrive. Le pauvre garçon est vraiment bien mal ! Secoué de convulsions nerveuses sa bouche est contractée et, pour lui permettre de respirer, nous lui emmanchons un coin en bois entre les dents, coin que nous avons soin de retenir par une ficelle pour qu’il ne puisse pas l’avaler. Le major lui parle et tache de se faire reconnaître mais en vain ! Les yeux retournés il ne reconnait personne, ne peut parler et ne respire que par hoquets. Ayant étendu notre malade sur un lit de paille nous restons là, le major, Chavane, Bousquet et quelques autres sans savoir que faire soulager ce malheureux. Au bout d’une heure ou deux cependant il semble se remuer et des sons inarticulés sortent de sa gorge. Il veut sans doute parler. Le major se penche alors vers lui et lui retirant son coin « Eh bien mon vieux, comment ça va ? Qu’est-ce que tu dis ? » Alors comme dans un rêve nous entendons une voix d’outre-tombe entrecoupée de râles qui murmure « En…. Ai…. Plein le cul… ! » Nous partons tous d’un éclat de rire : le malade est sauvé.
20 avril : Le matin je remonte à la position de batterie prendre mon service pour 4 jours. Dans la soirée les Boches esquissent une attaque sur Vauquois. Rapidement mon tir est déclenché et tout rentre dans le calme.
22 avril : Le matin réglage par avion d’un tir sur une batterie de la cote 265, réglage qui ne donne pas de résultats bien merveilleux.
25 avril : ce matin au Claon, triste cérémonie : on fusille 3 fantassins au milieu d’un déploiement considérable de troupes. L’exécution se passe comme toutes les autres fois au pied de la route de Florent. Ma batterie devait fournir une section à cette exécution mais le capitaine s’est arrangé pour n’avoir aucun homme disponible en envoyant de tous les côtés le plus de corvées possibles. De la maison nous assistons de loin à cette exécution. Les 3 feux de peloton déchirent l’ai en même temps, les 3 coups de grâce claquent isolés puis tout à coup éclate une vibrante marche militaire les troupes défilent devant les corps des suppliciés. Le châtiment infligé à ces hommes pour désertion, abandon de poste ou rébellion est certainement mérité et cependant ces cérémonies sont bien tristes.
Dans l’après-midi un convoi de 14 boches dont un officier passe au Claon venant du secteur de Marie-Thérèse et se dirigeant vers Florent. Au milieu de la côte les gendarmes font asseoir leurs prisonniers le long de la route. L’officier se laisse littéralement tomber, la tête dans les mains comme s’il voulait pleurer. C’est un grand diable d’ailleurs très mal habillé et traînant la jambe d’une manière lamentable. Les poilus boches au contraire font montre de la plus grande indifférence et acceptent avec joie les cigarettes que nos soldats leurs donnent.
26 avril : Il y a quelques jours j’ai appris par une lettre de mon parrain (NOTE DE L’ÉDITEUR : boulanger à Ris-Orangis) que son beau-frère Fernand Gautier, caporal au 113, a été tué à la cote 263. Par une enquête faite auprès de son capitaine j'apprends les circonstances de sa mort mais peu de renseignements sur le lieu de sa sépulture qui est probablement le cimetière de la cote 263 ou « cimetière Arbarrère ». Aujourd’hui donc en montant à la position de batterie je passe par le cimetière de la cote 263 situé à 300 mètres à peine des premières lignes et dans lequel je trouve une tombe qui est, je l’espère, celle que je cherche. Le médecin du poste de secours voisin qui possède le plan du cimetière n’est d’ailleurs pas affirmatif. Le soir à 17h45 les Allemands attaquent Vauquois après un bombardement formidable. Nos batteries tirent avec activité et l’attaque échoue.
30 avril : Hier événement considérable : le capitaine est parti en permission. Depuis quelques jours en effet on accorde des permissions pour des cas d’ailleurs exceptionnels mais nous espérons bien que prochainement on sera plus large pour les accorder. Pour la première fois aujourd’hui depuis que je suis à la guerre je m’éloigne du front. Etant en repos je vais faire un tour à cheval jusqu’à la Grange aux Bois en traversant la forêt qui est superbe. Dans le village de la Grange aux Bois est cantonné un régiment de Chasseurs d’Afrique qui a une superbe tenue. Il prend d’ailleurs les tranchées comme les fantassins du côté du Four de Paris.

















