Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er janvier : Le matin, au seuil de la 3ème année de guerre nous nous congratulons en souhaitant que cette année soit vraiment la dernière de nos misères, ce dont nous ne doutons pas un instant. A la messe de 9 heures à laquelle j’assiste nous demandons à Dieu la force, la confiance et la santé et, pour ceux qui nous attendent, la patience la résignation et l’espérance. Dans la journée nous sommes alertés mais les boches restent tranquilles.
4 janvier : Depuis plusieurs jours il est question d’un déplacement pour nous. Il doit, parait il, y avoir une concentration de feux du coté de Malancourt, à laquelle doivent participer de nombreuses batteries d’artillerie lourde, en particulier une de notre groupe. Le capitaine d’Ainval dont la batterie est au repos aux Islettes intrigue naturellement pour ne pas être désigné.
Dans la matinée Abel Ferry, député de Saint Dié et sous secrétaire aux affaires étrangères, qui en ce moment exerce les fonctions de lieutenant adjoint au général Hirtzmann vient nous rendre visite pour se renseigner au sujet de l’artillerie lourde. Il a, avec le capitaine, un long entretien au cours duquel il prend force note sur son calepin. L’entretien doit être malheureusement écourté car le capitaine définitivement évacué par ordre des médecins doit partir à 11 heures par une voiture qui le conduit à Clermont sur Argonne. Nos adieux sont brefs car nous sentons l’un et l’autre l’émotion nous gagner. Notre séparation sera, espérons le, de coute durée, un mois disent les médecins. Je vais tout de même me trouver investi de responsabilités importantes, d’abord par le commandement d’une unité de 230 hommes et autant de chevaux et ensuite par le commandement du groupement d’artillerie lourde du secteur. De plus, si nous devons aller à Malancourt mes responsabilités seront encore plus grandes. Heureusement j’ai avec moi de bons gradés et de bons officiers de qui je peux tout attendre.
5 janvier : D’après les dernières nouvelles, il est décidé que nous restons. Sans doute j’aurais été heureux d’aller faire parler la poudre du coté de Malancourt mais au fond cela m’ennuyait de quitter le secteur que je connais si bien et où tout le mon de me connait.
L’éducation d’Abel Ferry n’a pu être complétée dans le court entretien qu’il a eu avec le capitaine aussi je suis chargé de la parachever. A cet effet une invitation à diner chez le général Hirtzmann m’est faite aujourd’hui, invitation à laquelle je m’empresse de me rendre. Le général étant en ce moment aux Vignettes je pars sur mon fidèle Agio par un superbe clair de lune. Reçu fort aimablement je suis assailli de questions par Abel Ferry auxquelles je réponds de mon mieux. Assez tard dans la nuit je prends congé de mes hôtes et rentre au Claon par un clair de lune toujours superbe.
6 janvier : Une batterie de 220 installée à la Seigneurie doit partir à Malancourt pour participer à la concentration de feu. Des tracteurs automobiles doivent emmener les pièces mais comme ils ne peuvent dépasser la Croix Gentin la batterie est chargée d’assurer le transport jusqu’à ce point. Je charge Dumay de cette mission de confiance dont il s’acquitte fort bien.
Aujourd’hui nous avons reçu l’ordre de renvoyer dans des unités à l’arrière nos territoriaux qui sont au nombre de 12 ou 14 pour les remplacer par des hommes plus jeunes mais on n’a oublié qu’une chose c’est qu’ils ne veulent pas partir ! Tous viennent me trouver en me suppliant de faire tout mon possible pour qu’ils puissent rester. Cela m’est impossible puisque j’ai reçu des ordres formels, mais cependant je parviens à en maintenir quelques uns comme « indispensables » entre autres mon savetier ?? le vieux père Dodart et Paré l’aide vaguemestre. Par contre je suis obligé de renvoyer le vieux père Edart le conducteur de devant de la forge.
Aujourd’hui le sous intendant militaire me renvoie une série de pièces sur lesquelles je suis obligé d’apposer 10 approbations de rature avec signature pour corriger une erreur de 4 millimes commise sur un état de ferrure !
7 janvier : Aujourd’hui notre cantonnement a été « bombardé » mais comme c’est un hameau nous n’avons reçu que du 77. Le 105 est pour les chefs lieux de cantons, le 150 pour les sous-préfectures et le 210 pour les préfectures. Quant aux villes particulièrement remarquables comme Compiègne, Dunkerque ou Nancy elles ont le droit au 280, au 305 ou même au 380. C’est donc bien le cas de dire : »Pour vivre heureux vivons cachés ». Ce bombardement a fait quelques victimes : un chat tué, un chien et deux vaches blessés, quelques carreaux cassés, tous ces dégâts étant chez les époux Lucas, au coin de la route de Florent. Si l’obus avait pu occire cette vieille horrible mégère qu’est la mère Lucas, le cantonnement aurait été bien nettoyé. Le plus grave c’est que j’ai bu mon café froid.
Le temps est toujours horrible, la pluie ne cesse pas et la boue est affreuse, bien plus affreuse que l’année dernière car la circulation dans le secteur est particulièrement intense.
9 janvier : Dans l’après midi Dumay va faire un réglage devant 16F, réglage déjà tenté la veille mais sans résultats.
Dans le haut commandement qui nous intéresse de nombreux changements se produisent. Le général de Langle de Cary commandant la 4ème armée prend le commandement du groupe d’armées du centre auquel nous sommes rattachés. Le général de Castelnau qui commandant le G.A.C. s’en va commander le groupe d’armées de l’est en remplacement du général Dubail nommé gouverneur militaire de Paris.
11 janvier : Le matin à 8h15 les boches tirent à nouveau sur notre cantonnement et plusieurs obus tombent près de chez nous sans causer de dégâts. Malheureusement l’un d’eux tombe dans la maison du maire près de la Tuilerie tuant 1 fantassin et en blessant 3 autres.
Vers 8h45 le colonel Rollet vient me chercher en auto pour aller reconnaitre vers la Fontaine Ferdinand une position pour une section de 95 qu’on vient de nous offrir. Nous pensons que la batterie mise en position de ce côté pourra faire du bon travail puisqu’elle prendra en enfilade toutes les tranchées allemandes de ce secteur. Comme notre auto porte le fanion du général de division, tous les hommes que nous croisons sur la route saluent ce fanion comme le chapeau de Gesler avec un respect mêlé de crainte.
13 janvier : Une nouvelle fonction m’échoit aujourd’hui, celle de commandant de groupe. Le commandant Annibert est à Malaucourt, le capitaine Neuville est au cours de tir, le capitaine Meckler est évavué et le capitaine d’Ainval est malade comme bien entendu chaque fois qu’il y a quelque chose à faire. Me voici donc chef d’escadron ce qui ne me rajeunit pas. Le temps continue à être plus horrible que jamais et comme je fais à peu près tous les jours le trajet des Islettes cela manque tout à fait de charme.
16 janvier : A 2h30 je suis réveillé en sursaut par un coup de téléphone du P.C.A. Les boches ont, dans la nuit, occupé les 4 petits poste du Cap défendus chacun par 2 hommes. Le Cap, comme son nom l’indique, est une tranchée avançant assez profondément dans les lignes allemandes et par cela même fort gênante pour ces messieurs d’en face. Il va falloir sans doute reprendre ces postes. A 5 heures du matin, en pleine nuit, je me rends donc au poste de commandement de l’artillerie situé avec celui de la division dans de somptueuses cabanes construites dans l’un des ravins situés entre ma position de batterie et le Claon. Ces abris, tout à fait remarquables, ont été construits dans le courant de l’été par les sapeurs du génie.
Là je reçois les ordres du commandant Charles du 45ème et à 6 heures, toujours par la nuit noire, je pars pour le poste O.5 où j’arrive vers 7 heures. Le lieutenant Vignes du 45ème s’y trouve également. Le commandant Alavoine du 76ème nous met au courant de la situation et nous accompagne en première ligne. La tranchée du Cap est maintenant entièrement en la possession de l’ennemi et l’ordre est de la reprendre en attaquant des deux côtés après préparation d’artillerie. A 8h35 Vignes commence à régler la 9 du 45 au nord puis la 8 sur les tranchées elles mêmes. Le tir effectué coup par coup est excellent et les boches commencent à répondre. A 9h45 je commence mon réglage. Il faut se hâter car l’attaque est prévue pour 11 heures. A 10h10 j’ai heureusement terminé. A ce moment arrive le capitaine Grévy commandant l’artillerie de tranchée, neveu de l’ancien président de la République et engagé volontaire à plus de 60 ans. Affecté au début de la campagne à une formation de parc il demande dès le commencement de la guerre de tranchées un poste plus actif qu’on lui refuse d’ailleurs prétextant son âge. Décidé cependant à se rendre utile il va trouver le général Marchand et lui demande l’autorisation de servir dans un régiment d’infanterie coloniale comme lieutenant. Le général Marchand n’accepte naturellement pas ce sacrifice et comme l’artillerie de tranchée est en formation on offre au capitaine Grévy le commandement d’une batterie qu’il s’empresse d’accepter. Maintenant il commande le groupe d’artillerie de tranchée, situation un peu plus calme mais qui est cependant loin d’être enviable.
Les batteries de 58 commencent elles aussi à tirer mais les allemands ripostent maintenant avec vivacité. Heureusement mon téléphone est installé dans l’escalier d’une sape de première ligne et je suis ainsi à peu près à l’abri. Je me précipite au dehors lorsque la batterie m’annonce « coup parti » pour aller observer sur le parapet le point de chute et je rentre dans mon trou. Mon tir étant à peu près réglé nous convenons de tirer de 10h30 ç 11 heures en augmentant l’intensité dans les 10 dernières minutes. Le commandant Alavoine est avec Vignes et moi en première ligne pour encourager les hommes qui doivent participer à l’attaque : de chaque côté du Cap 8 hommes sous le commandement d’un sergent doivent attaquer le boyau à la grenade et en chasser les occupants. Tous ces hommes sont calmes malgré la gravité de l’acte qu’ils vont accomplir. L’in d’eux cependant s’approche du commandant : « Dites donc mon commandant, on va peut être se faire casser la gueule. Est-ce qu’on ne pourrait pas avoir un coup de gnôle pour la peine ? ». Le commandant ému fait rechercher un bidon de cette précieuse liqueur et la distribue lui-même à ses poilus. A 10h30 notre tir commence avec vigueur mais celui des boches ne manque pas non plus d’une certaine intensité. A 11 heures la contre attaque se déclenche dans un crépitement de grenades au milieu du fracas de l’artillerie sans que nous ne nous rendions compter de ce qui se passe. A 11h13 nos batteries ne tirent plus : les boches au contraire tirent plus vigoureusement que jamais : les grenades et les coups de fusils éclatent de tous côtés : » Tout le monde aux créneaux » crie une voix dans le boyau. Les fantassins se précipitent sur leurs armes, d’autres arrivent au pas de course en apportant des caisses de grenades. Les boches auraient ils l’audace de contre attaquer ? Un reflux qui se produit sur la gauche nous le ferait croire. A tout prix il faut que nos batteries tirent. Vignes et moi actionnons éperdument nos téléphones : peine perdue ! les lignes sont coupées ! Les allemands tirent maintenant avec une rare violence. Il faut absolument que nous fassions tirer notre propre artillerie. Nous n’avons qu’une chance d’y parvenir : revenir au poste O.5. Peut être la ligne est elle coupée entre nous et ce point et fonctionne t’elle entre O.5 et le poste de commandement. Cette solution examinée est mise aussitôt à exécution empoignant nos appareils nous sortons de l’entrée de sape, Vignes et moi accompagnés de nos deux téléphonistes. Les torpilles allemandes éclatent de tous côtés avec des bruits affreux. L’artillerie de tous calibres s’en mêle également. L’air rempli de fumées et de poussières est irrespirable et les 400 mètres qui nous séparent du poste O.5 paraissent terriblement longs. En plusieurs endroits le boyau est entièrement détruit. Les obus nous accompagnent ainsi jusqu’au poste O.5 où nous avons juste le temps d’entrer. Les torpilles continuent à tomber tout autour et le poste est déjà à moitié démoli. Malheureusement la communication est coupée là aussi avec l’arrière ce qui n’a rien de surprenant étant donné l’intensité du tir ennemi dans les Trois Ravins. Nous pourrions peut être déclencher des fusées de barrage mais alors toute l’artillerie va se déchainer et si nous n’avons aucun moyen de l’arrêter ce sera le gaspillage. Comme l’artillerie allemande a l’air de se calmer un peu nous nous contentons d’envoyer un homme réparer la ligne puis décidons de remonter en 1ère ligne voir ce qui se passe. A peine engagés dans le boyau nous rencontrons le commandant Alavoine. Les 4 petits postes ont été repris mais nous avons du en abandonner deux inoccupables parce que trop démolis. Malheureusement l’infanterie a eu 4 ou 5 tués et autant de blessés. Parmi les tués il y a malheureusement un des sergents père de 4 enfants. Nous établissons notre rapport avec le commandant et à midi 15 je me décide à rentrer avec l’adjudant Delépine de l’artillerie de tranchée. Pendant ce temps l’artillerie allemande est complètement calmée et comme la communication téléphonique est rétablie nous pouvons calmer la nôtre. Pour garder un souvenir de cette dure journée je photographie Delépine et Vignes devant le poste O.5. Par la route Marchand, le Chalet et la Chalade je rentre sans encombre à la position de batterie. A ce moment les boches tirent sur le Claon. A plusieurs reprises dans l’après midi ils recommencent cette plaisanterie principalement sur la gare du tram. Les obus, des 105 probablement, arrivent par salves. Encore une rude journée pour nous, dont les communiqués ne parleront pas demain.

Carte en janvier 1916
17 janvier : Mon commandement s’étend un peu plus tous les jours. Aujourd’hui la division me nomme « commandant du secteur ouest des Islettes » et à ce titre je suis chargé de surveiller le balayage des rues, l’enfouissement des chevaux morts, l’assainissement des feuillées, l’enlèvement des ordures ménagères et des excréments de toutes sortes. Je me vois déjà cité à l’ordre du groupement des secteurs : « Officier très méritant. S’est acquis de nouveaux titres en assurant dans un village voisin de la ligne de feu l’enlèvement des détritus les plus nauséabonds ».
Je reçois enfin des nouvelles du capitaine. Il est à Montluçon dans une sorte de sanatorium. Il y est assez bien mais très affaibli.
18 janvier : Hier matin le temps paraissait vouloir se mettre au beau mais le soir la pluie a recommencé aujourd’hui elle fait rage plus que jamais. Il est à croire que nous n’en verrons jamais la fin. Malgré cela je fais presque chaque jour le tour de mes batteries. Le secteur est heureusement mieux organisé que l’hiver dernier sans quoi l’existence des fantassins serait intenable.
19 janvier : A 6h50 un petit papier m’arrive du P.C.A. Il s’agit d’une mine que les allemands doivent faire sauter sur F4. Il faut que je me rende d’urgence au poste o.6 pour régler ma batterie et le 75. Je file donc immédiatement accompagné de Lacheret. Le temps est toujours horrible et nous pataugerons dans les boyaux jusqu’aux genoux. Malgré toute notre hâte le 75 a déjà réglé comme nous arrivons à la Demi Lune. Ce secteur est d’ailleurs infiniment moins marmité que celui de la Fille Morte ou de Bolante. Près du point où nous observons il y a sur le parados un mortier en bronze du temps de Louis Philippe qui sert à projeter des crapouillots sur les boches. Mon réglage est rapidement terminé et à 10 heures je suis de retour au Claon complètement trempé. Les boches ne font d’ailleurs sauter aucune mine et la journée s’achève tranquillement.
Ces jours ci j’ai avec mon cycliste Lorson une discussion orageuse. Il y a une quinzaine de jours Lorson était parti en permission et peu après son départ plusieurs hommes et moi-même reçûmes des cartes postales illustrées envoyées par le susdit voyageur : « Amitiés de Paris » « Bien le bonjour de Dijon » « Une cordiale poignée de mains de Lyon » « Meilleur souvenir de Marseille » « Salut de Menton » « C’est cela, me dis-je, ce brave Lorson est en train de faire son petit tour de France avec une permission de 6 jours ». Il est vrai que sa permission est pour Menton et qu’il a le droit à 3 jours de voyage pour aller à Menton et revenir. Au bout de 12 jours je guette donc mon Lorson mais comme sœur Anne je ne vois rien venir. Au bout de 15 jours rien, en fin au bout de 17 jours, comme je suis dans la salle à manger de notre maison du Claon, je vois venir vers moi mon Lorson la figure souriante, la barbe fleurie et le teint vermeil. Il est d’ailleurs immédiatement figé en apercevant ma mine sévère et dès mes premiers mots devient pâle comme la mort : « Alors, lui dis-je d’une voix vibrante de colère, c’est au bout de 17 jours que vous rentrez d’une permission de 6 jours ? Est-ce que vous prenez ma batterie pour une compagnie de sapeurs-pompiers ? Vous allez prendre immédiatement votre paquetage et porter ce petit mot au lieutenant Lemasson ! » Lorson pâle comme un linge monte dans son grenier pour préparer ses affaires pendant que je rédige à Lemasson le petit mot suivant : « Je confie à votre vindicte le nommé Lorson rentrant au bout de 17 jours d’une permission de 6 jours. Je vous donne sur lui les droits de haute et basse justice. » Au bout de quelques instants Lorson reparaît son paquetage sur le dos et son vélo à la main. « Non non lui dis-je, posez ce vélo et allez vous en à pied. » Lorson le front ruisselant de sueur, honteux et confus prend ainsi la route des Islettes avec tout son barda au milieu des quolibets de tout le cantonnement. Le soir je reçois un mot de Lemasson : « J’ai mis votre Lorson ce matin à la corvée de cantonnement. Je n’ai jamais vu personne de si honteux ! Il se cachait derrière le tombereau à ordures pour ne pas être vu et échapper aux quolibets des fantassins ». Je ne crois pas avoir infligé pendant toute la campagne une punition ayant produit un tel effet.
21 janvier : Le temps qui hier était abominable s’est remis. J’en suis fort heureux car dans la matinée je suis convoqué à une conférence sur l’aviation, conférence d’ailleurs fort intéressante et qui nous met un peu au courant des progrès accomplis dans cette cinquième arme. Je profite de cette conférence pour aller déjeuner chez les aviateurs avec Chavanne et Bachelier qui fait lui aussi partie de l’escadrille comme observateur. Il y a parmi ces aviateurs des types extraordinaires entre autres un danois nommé Poli- Krauss ???? engagé volontaire au début de la guerre et qui fait chaque jour des prouesses. Cela ne l’empêche pas de casser du bois et de se casser lui-même. Il ya quelques mois il a fait une chute d’une gravité extrême où il s’est cassé un bras une jambe, fracturé le crane et crevé un œil. Cette dernière blessure le gène beaucoup pour atterrir car elle lui enlève la perception de relief et par suite la sensation de distance. Il en résulte que bien souvent il atterrit trop long ou trop court.

En rentrant au Claon j’apprends que les allemands n’ont pas été sages du tout. Ils ont bombardé le village et 4 obus de 150 sont tombés à quelques mètres de notre maison. Ils ont également tiré sur ma position de batterie et m’ont démoli à moitié un abri à munitions.
23 janvier : Aujourd’hui le temps est absolument merveilleux et j’en profite pour aller dire bonjour à André Poupard à Moiremont. J’apprends d’ailleurs en chemin que son groupe est maintenant à Vieil-Dampierre, par conséquent beaucoup trop loin pour que je puisse aller le voir. Je fais donc demi-tour et en profite pour faire un tour à ma nouvelle position de 95 de la Fontaine Ferdinand. L’activité de l’aviation a été grande aujourd’hui ce qui a provoqué une véritable débauche d’artillerie « anti aérienne » comme disent les communiqués du général Cadorna. Je crois d’ailleurs que ce sont les traducteurs qui lui font parler ce mauvais français ce qui confirme une fois de plus le proverbe italien : »Tradutorre tradittore » ce qui veut dire « traducteur, traitre ! »

Il en est arrivé ces jours ci une bien bonne dans le secteur : un boche rentrant de permission les poches bourrées de « delikatessen » autrement dit « saucisson » s’est trompé de tranchée et est venu s’échouer dans les nôtres. Il a été naturellement reçu à bras ouverts par nos poilus et les « delikatessen » reçues à bouche ouverte. Il en est arrivé une autre non moins bonne. Depuis quelques temps nos aviateurs franchissent les lignes et vont jeter chez les boches des journaux qui sont de deux sortes. Il y a d’abord des journaux français qui s’adressent à la population civile française puis un autre journal en allemand orné de la tète de l’aigle impérial et des couleurs allemandes et qui se nomme « Die feld post » ou « journal des armées ». Par suite d’un fort vent certains de ces journaux destinés aux boches sont retombés chez nous et ont été pris pour de véritables journaux allemands. Comme leur contenu est évidemment peu favorable aux boches et à leur cause on croyait trouver là une preuve indéniable du déplorable état moral en Allemagne. Les quotidiens se sont naturellement emparés de cette découverte et ont pondu la dessus des tartines sensationnelles. Les aviateurs se sont fait naturellement des pintes de bon sang.

D’une autre manière nous essayons d’atteindre le moral des troupes allemandes que nous savons fort mal nourries. Des prospectus contenant l’indication des menus les plus alléchants sont jetés chaque jour dans les tranchées allemandes.

24 janvier : Dans la matinée je vais à Clermont assister à une seconde conférence sur l’aviation, beaucoup moins intéressante d’ailleurs que la première. Le colonel Toupnot est dans l’assistance. Du plus loin qu’il me voit il m’interpelle : »Dites donc, Desaulle, cette fois c’est décidé vous venez nous rejoindre ! » Je brûle de lui répondre que cette nouvelle ne me cause aucun plaisir.
26 janvier : Hier au soir les boches ont eu le mauvais gout de tirer sur le Claon. 5 obus sont tombés tout près du pont.
Gadet étant parti en permission et Dumay étant allé faire un tour en avion à Clermont je vais retrouver Lemasson à la batterie. A 10 heures une mine saute à l’ouvrage 16K ce qui nous procure l’occasion de tirer deux douzaines de coups de canon. L’après midi est d’ailleurs fort agitée et le canon tonne violemment. Dans l’après midi d’hier trois déserteurs lorrains se sont rendus à O.9
27 janvier : Le matin à 9 heures je reçois l’ordre d’aller au Nouveau Cottage m’entendre avec le colonel commandant le secteur relativement à un tir à exécuter. Je par immédiatement mais en arrivant au ravin du Painetier je suis salué désagréablement par quelques 105. Au Nouveau Cottage je retrouve le colonel Chassot du 8ème chasseurs à cheval qui m’explique la mission à remplir. Il s’agit de bouleverser l’entonnoir de mine 16K occupé par les allemands. J’explique au colonel que cette mission est très délicate à remplir et que je risque de bouleverser autant nos propres tranchées que l’entonnoir lui-même. « Voilà, mon colonel, quels risques nous courrons à exécuter ce tir. Voyez de votre côté les avantages que vous pensez en tirer et dites moi ce que je dois faire. » - « A mon avis, me répond le colonel, le jeu n’en vaut pas la chandelle et j’estime qu’il vaut mieux ne pas tirer. » Sur ce, comme il est assez tard le colonel me retient à déjeuner. En revenant je suis encore salué à la Chalade par une bordée d’obus. Enfin vers 15 heures je suis de retour au cantonnement passablement mouillé et fatigué. Je me crois à peu près tranquille pour la soirée lorsqu’à 16 heures un planton de la brigade vient me dire que le général Hirtzmann m’attend. Allons bon ! Que me veut-il encore celui là ! Je ne tarde pas à le savoir car, à peine suis-je arrivé, que le général me tombe dessus à bras raccourcis, son adjoint le capitaine Lambert arrive à la rescousse. Tous me reprochent avec véhémence de n’avoir pas tiré ! Le général se démène comme un diable dans un bénitier : « Comment ! Je vous envoie en ligne pour remplir une mission et vous ne la remplissez pas ! C’est inadmissible ! La situation est très grave. L’entonnoir de 16K domine nos lignes et il faut absolument le détruire. Vous avez manqué à votre devoir ! » Ce reproche me fait l’effet d’un coup de poing en pleine figure et, comme je n’aime pas m’entendre dire ces choses, je sens la moutarde commencer à me monter au nez. Je réponds au général d’une voix que la colère fait vibrer que j’ai été envoyé en reconnaissance non pas avec un ordre ferme de tir mais pour agir au mieux des circonstances. J’ai jugé qu’il y avait danger à tirer, le colonel Chassot a jugé que rien ne nécessitait de courir ce danger, d’où la conclusion que le tir n’arrivait pas bien. « Mais, me dit le général, on craint un coup de main des boches ! » - « Cela, mon général, je l’ignorais et il est probable que le colonel Chassot l’ignore aussi, quant à votre intention de me faire remonter là haut ce soir, permettez moi, mon général, de vous faire remarquer qu’il fait complètement nuit et que je ne pourrai rien faire. » Après entente avec la division il est décidé que je remonterai en ligne le lendemain matin.

28 janvier : A 5 heures du matin je suis debout et à 5h45 nous partons, Lacheret et moi, par une nuit fort noire. A 6h40 je suis de nouveau au Cottage où je retrouve le colonel Chassot auquel je raconte ma mésaventure de la veille et les craintes du général Hirtzmann. « Le commandant Chambourdon a exagéré, me dit le colonel, car c’est lui qui a fait le rapport en question. La situation est calme et je persiste à penser qu’il n’y a pas lieu de faire le tir. Cependant il vaut mieux attendre l’arrivée du colonel Ardouin du 131ème qui vient me relever ce matin ». Le colonel Ardouin ne devant arriver qu’à 9h30 je me décide à aller voir de moi-même l’entonnoir. J’enfile donc le boyau, dégringole dans les Courtes Chausses et remonte au centre O.2 sur la route Marchand où je trouve le colonel Chambourdon.

Je trouve aussi là le sous lieutenant de l’artillerie de campagne qui me mène en première ligne vers 16L par le boyau de Condainville puis nous revenons vers 16K. Il n’est pas douteux que l’entonnoir de mine est fort gênant. Il domine le secteur et en particulier le boyau dit du Cottage ouest. Un sergent de chasseurs à pied y a été tué ce matin. Ce sont en effet des chasseurs à pied du 66ème bataillon qui occupent ce secteur et c’est peut-être pour cela que les boches se tiennent tranquilles. J’examine avec attention l’entonnoir qui mesure une quarantaine de mètres et qui a emporté une partie de notre première ligne puis je vais me documenter auprès du commandant de compagnie qui me renvoie au commandant de bataillon au Centre 1. Je ne trouve à cet endroit que le capitaine commandant provisoirement le bataillon et qui est d’avis, lui, qu’il faut agir. Il est maintenant près de 9 heures et je pense que le colonel Ardouin ne doit pas tarder à arriver au Nouveau Cottage. Je re dégringole donc par le boyau dans le fond des Courtes Chausses et dans le boyau qui escalade la pente opposée je rencontre le commandant Leclerc du 66ème bataillon. Un homme tout rond et jovial comme un vrai chasseur à pied. En quelques mots je le mets au courant de la situation puis je me hâte ver le Nouveau Cottage où je rencontre enfin le colonel Ardouin : six pieds de haut, sec comme un échalas et le monocle vissé à l’œil, surnommé par ses poilus Acha Acha ! à cause de l’habitude qu’il a de dire à tous propos : « ah çà, ah çà ! » avec un peu d’accent auvergnat. Pour la Nième fois je recommence mon petit boniment : le colonel Chassot qui n’a plus maintenant que voix consultative est d’avis de ne rien faire mais le colonel Ardouin qui a maintenant voix délibérante est d’avis qu’il faut agir. Nous allons donc agir mais il faut pour cela le consentement de la division. Nous lui téléphonons mais comme le grand maître des munitions le capitaine Langlois est absent on me prie d’attendre un moment. Sur ces entrefaites le général Hallouin commandant le corps d’armée arrive et accapare le colonel Ardouin. Las d’attendre j’interromps la conversation de ces messieurs en annonçant au colonel Ardouin que je n’ai pu encore obtenir l’allocation de munitions nécessaire. Pour la N + unième fois je suis obligé de recommencer au général Hallouin ma petite histoire : -« Combien d’obus vous faut-il pour faire ce tir ? » me demande le général. « Quatre vingt au maximum. – Et bien prenez les et faites vite ! » Je me dispose à exécuter cet ordre lorsqu’on me rappelle au téléphone : le général Caré commandant la division n’est pas d’avis de faire le tir. Il est bien obligé cependant de s’incliner devant l’ordre du commandant du corps d’armée dont je lui fais part. Me voici donc en possession d’un ordre ferme et je vais pouvoir agir mais je suis déjà horriblement fatigué par toutes ces allées et venues dans les boyaux. De plus je commence à avoir très faim car depuis ce matin 5h30 je n’ai pas pris grand-chose. Au poste O.1 où j’arrive il y a heureusement table ouverte et quelle table ! Imaginez une sape mesurant environ 2,50 mètres au carré et 1,80 de hauteur dans laquelle on descend par un escalier à se rompre le cou. Dans cette sape à 6 mètres sous terre 10 officiers et un poêle ! La chaleur est étouffante, le menu est sommaire mais quelle gaieté ! Il y a là le commandant Leclerc et son capitaine adjoint, le médecin major du bataillon, le lieutenant de L’Éprevier du 45ème et plusieurs autres officiers. Chacun se pousse un peu pour me faire une petite place que je m’empresse d’accepter, mais quelle chaleur horrible ! La gaieté aidant je me sens bientôt comme une chaudière et j’ai hâte d’aller respirer un peu au dehors, malheureusement le moment n’est pas favorable car vers midi les boches se mettent à envoyer dans notre coin un nombre considérable de minen. Vers 13h15, la situation s’étant un peu calmée, je pars pour exécuter mon tir qui, d’après les ordres reçus, doit commencer vers 14 heures. Je remonte donc en première ligne voir le commandant de la compagnie devant laquelle le tir doit avoir lieu pour lui demander de faire évacuer la première ligne dans laquelle mes obus vont surement tomber. Je vais établir mon poste d’observation au nord de 16L c'est-à-dire assez latéralement. Au cas peu probable où les allemands profiteraient de l’évacuation de notre première ligne pour tenter quelque mauvais coup, une mitrailleuse est mise en position derrière moi et arrose le paysage. Les balles passent en sifflant au dessus de ma tête et je ne pense pas que les boches essaient de montrer le bout de leur nez. Le tir commence dans de bonnes conditions et est assez rapidement exécuté. En trente minutes 41 obus allongés tombent dans les environs de l’entonnoir mais malheureusement quelques uns tombent aussi dans nos lignes. Les allemands ne tardent pas à riposter et, comme à la fin de mon tir, les obus boches tombent principalement dans le boyau central nous nous décidons à rentrer par celui de Condainville et O.2 où je vois le commandant du centre 2. Je retourne ensuite au Centre 1 rendre compte au commandant Leclerc de ma mission. Les boches étant devenus un peu plus sages nous nous décidons L’Éprevier et moi à remonter en ligne pour examiner l’entonnoir. Quelques minen dits « casques boches » tombent encore et éclatent avec fracas. Accompagnés du commandant de compagnie nous montons en première ligne examiner ce fameux entonnoir qui ne parait pas bouleversé, mon tir ayant été un peu trop à droite, mais étant donné le bouleversement de nos tranchées je crois inutile de continuer l’expérience et me dispose à rentrer. Les minen continuent de tomber autour de nous. L’Éprevier et moi, le nez en l’air, guettons ces oiseaux de malheur. Tout à coup j’en aperçois un monter en l’air lentement et après avoir hésité retomber dans notre direction. Je sais L’Éprevier par le bras : « Mon vieux, celui là est pour nous. Nous sommes foutus ! » Aplatis contre le parados de la tranchée nous écoutons sans respirer le ronflement qui se rapproche puis un claquement : le minen est tombé sur le parapet derrière nous. Une ou deux secondes s’écoulent qui nous paraissent interminables puis le mini éclate avec un craquement affreux et une acre odeur nous prend à la gorge. Décidément il n’a pas du tomber loin. Comme nous sommes tout près de la sape du commandant de compagnie nous nous y précipitons en prévision d’une autre arrivée de minen. A peine avons-nous descendu les premières marches de la sape que la poussière nous suffoque. Dans l’obscurité profonde qui règne, des cris mêlés de jurons de rires, de bruits de tables renversées arrivent jusqu’à nous. Nous continuons notre descente avec une sage lenteur, enfin un briquet jaillit, puis une chandelle s’allume et nous nous trouvons dans le plus pittoresque bouleversement qu’on peut imaginer et dont nous avons bientôt l’explication. Le minen de tout à l’heure est tombé sur la sape où nous sommes en ce moment éteignant les lumières, bouleversant le mobilier, renversant les occupants les quatre fers en l’air et renversant sur le tout des brouettées de terre. Après avoir bien toussé et craché le commandant de compagnie peut enfin remettre un peu d’ordre dans son matériel et m’offrir un verre de vin que j’accepte avec plaisir. Mais il commence à faire nuit et je n’ai que le temps de redescendre à O.1 rendre compte au commandant de ma mission. Les boches ne tirent d’ailleurs plus mais leur tir de tout à l’heure a fait quelques dégâts. Un minen de 150 a enterré un artilleur avec sa pièce de 58. Mes comptes rendus ne sont d’ailleurs pas terminés : il me faut encore passer au Nouveau Cottage puis au Claon chez le général Hirtzmann qui me reçoit mieux que la veille. A 19 heures je suis enfin à la maison, mais je ne me sens pas le courage d’aller rendre compte au commandant Charles : le téléphone m’épargne ce nouveau déplacement

29 janvier : Le matin je vais voir le commandant Charles au P.C.A. et je lui raconte en détails mon histoire des deux jours précédents. J’apprends en même temps que le colonel Rollet n’est pas content de moi parce que j’ai agi sans ordre de lui ! Décidément je n’ai pas de chance.
31 janvier : Pour renforcer le secteur le 8ème groupe du 107ème RAL vient se mettre en position devant nous et le capitaine Achard commandant l’une des batteries du groupe prend le commandement de l’A.L. 125. Je suis donc en principe déchu de mes hautes fonctions, mais en fait, il n’en n’est rien car le capitaine Achard qui ne connait pas le secteur se repose sur moi du soin de commander le groupement.

Carte fin janvier 1916





