Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er janvier 1915 : Le matin nous nous congratulons par téléphone d’une batterie à l’autre en souhaitons que l’année qui commence soit celle de la Victoire, ce dont personne ne doute un seul instant. Les allemands n’ont pas répondu à notre tir de cette nuit. D’ailleurs leur artillerie est très peu active et ne se manifeste que par l’envoi d’obus de très mauvaise qualité, en fonte le plus souvent et qui, après s’être annoncés par un ronflement épouvantable, éclatent avec un bruit grotesque. Malheureusement pour nous l’infanterie allemande est infiniment supérieure à l’artillerie. Elle conserve un mordant remarquable et se précipite souvent à l’assaut de nos tranchées sans aucune préparation d’artillerie. En se portant à l’assaut le fantassin allemand décharge généralement sans viser les 5 coups de son Mauser appuyé à la hanche : ceci est extrêmement impressionnant pour le fantassin attaqué. Pour dire vrai l’infanterie allemande a encore barre sur la nôtre. La lutte aux tranchées est d’ailleurs très âpre et on se bat ici par tous le moyens possibles : on a même sorti du musée de l’Arsenal de Verdun de vieux mortiers en bronze nommés « crapouillots » et datant de Vauban. Ils servent à lancer dans les tranchées des bombes variées, mais le plus sur moyen de prendre les tranchées allemandes est de les faire sauter. Pour cela le génie creuse à partir de nos tranchées des sapes de 80 cm carrés qu’on conduit jusque sous les tranchées ennemies. L’exécution de ce travail est particulièrement pénible : les malheureux sapeurs piochent à plat ventre et avec leurs mains mettent la terre dans des sacs qu’ils passent derrière eux à des camarades faisant la chaine, car il ne faut pas songer en effet à se retourner dans ces galeries qui sont beaucoup trop étroites. Pour comble ces galeries sont le plus souvent boueuses, ainsi lorsque les sapeurs reviennent de leur travail le matin ils font peine à voir. Lorsque les sapes sont assez longues on y bourre quelques centaines de kilogrammes de poudre puis on fait sauter.
A l’occasion du 1er janvier le général commandant en chef nous envoie ses vœux, ce qui est bien, mais il améliore notre ordinaire ce qui est mieux. Le soir après dîner le capitaine fait venir tous les sous-officiers et nous sablons le champagne à la victoire définitive. La soirée se passe dans la plus grande gaieté.
![]() Le ClaonLe cne Meckler au balcon de la tuilerie | ![]() Le ClaonL'église | ![]() Le ClaonVu de la route de Florent |
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![]() Le ClaonLe retour d'un régiment |
2 janvier : Le matin de bonne heure je repars à la batterie. Il règne dans notre coin une certaine activité depuis plusieurs jours car plusieurs batteries viennent se mettre en position près de nous pour prendre part sans doute à une action sur l’ouvrage F4 dont on parle depuis plusieurs jours et à laquelle doivent prendre part les garibaldiens. Comme je connais pas mal le secteur je suis chargé de mettre en direction les batteries nouvellement arrivées qui appartiennent au 13ème régiment d’artillerie. La plus proche de nous est commandée par le capitaine Demongeot (Mort au champ d’honneur), un véritable phénomène. Un matin en arrivant à la position j’ »aperçois sous bois une figure étrange, portant culotte de velours sans jambières, veston civil à carreaux coiffé d’un passe montagne et chaussé de sabots : rien ne permet dans ce civil de reconnaître un militaire. Comme nous l’accostons Meckler et moi il se présent à nous « capitaine Demongeot ». Son langage n’est pas moins bizarre que sa tenue. Il tutoie tout le monde y compris Meckler qu’il n’a jamais vu, fume constamment d’énormes pipes, jure comme un païen, émaille son discours des mots les hardis, au demeurant le plus charmant homme et le plus brave officier rencontré au cours de la guerre. Malgré sa jeunesse il a déjà depuis longtemps la Légion d’honneur pour un fait d’arme peu banal : La prise de Casablanca par lui et une poignée de fusiliers marins commandés par l’enseigne de vaisseau Ballande. Le récit de cet exploit par son auteur ne manque pas d’une certaine saveur : « Comprends-tu , pitchoun (c’est à moi que ce discours s’adresse) Ballande et moi au lieu de faire le tour du patelin et de tomber par derrière sur le poil des bicots on saute à pieds joints sur la grande porte. On l’enfonce et on entre au milieu des coups de fusils, mais alors ça se gâte. Les arbis, nichés dans une cagna nous tirent dessus. Alors, comprends-tu, je ne perds pas de temps. Je fous mon p…. de canon devant c’te b….. de maison, j’y fous 5 ou 6 pruneaux et allez-donc ! » Voilà comment on prend une ville avec 25 hommes et un canon de compagnie de débarquement. Malgré ses allures bizarres, c’est un excellent officier, très « sur l’œil » et ne négligeant rien pour faire du mal aux boches. Ses hommes l’aiment et le craignent car il ne se gêne pas pour les rosser lorsqu’il est mécontent. Comme lieutenant il a avec lui les deux plus charmants garçons du monde, le Ltn Longis, polytechnicien, et le S/Ltn Serre, Centrale de la promotion 1913.
![]() Les IslettesPaysage de forêt | ![]() Les IslettesPromenade en forêt | ![]() Les IslettesPaysage |
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![]() Les IslettesLa forêt |
3 janvier : Je passe la nuit au cantonnement ce qui me permet d’aller 0 la messe à 7 heures. A 8 heures je suis nouveau à la batterie. Le général Gouraud qui commande maintenant la 10ème DI vient nous rendre visite et féliciter mon capitaine pour le bel ouvrage accompli par la batterie. Cet hommage d’un grand chef nous touche énormément.
4 janvier : Ce matin, chose peu banale, visite d’un civil, l’ancien ministre Bienvenu Martin que nous appelons irrévérencieusement Malvenu, Marteau, venu au front pour voir son fils sergent du génie. Il assiste à la Chalade à une réunion dont fait partie mon capitaine, le commandant Rollet du 331ème, le colonel Da..é ?? et le colonel Garibaldi. Le général Gouraud préside. Quelques discours forts brefs sont échangés dans lesquels il est question de l’attaque du lendemain. En quelques mots le colonel Garibaldi assure que ses hommes sont prêts à faire tout leur devoir. Il espère en même temps que l’arrivée en Italie du corps de son frère déterminera un mouvement irrésistible de l’opinion populaire et que le gouvernement se trouvera obligé de sortir de sa neutralité. Nous avons reçu aussi ce matin la visite d’un autre civil, un ami de Gros qui est un personnage important de la compagnie de l’Est. Il est littéralement épaté de notre calme et de notre confiance. Il est vrai que nous ne nous « en faisons pas une miette ». La seule chose qui nous contrarie est le temps qui est affreux. Il pleut continuellement et la boue est en ce moment notre plus grand ennemi. Toute la journée nous pataugeons dans cette boue glacée et le soir il est impossible de se déchausser pour dormir dans nos cagnas sans feu, car il faut pouvoir se lever à tout instant pour déclencher sur les boches les tirs qui nous sont commandés. Le sol complètement détrempé ne supporte pas le poids de nos gros canons qui s’enfoncent jusqu’aux essieux rendant ainsi le service des pièces particulièrement pénible. Les plateformes sommaires que nous établissons avec des troncs d’arbre donnent des résultats déplorables. Il faudrait du fil de fer et des clous pour réunir le tout et lui donner un peu de rigidité mais nous n’avons rien de tout cela. Dans notre position de batterie l’eau est au niveau du sol et dans beaucoup de points du secteur il en est de même. Les tranchées sont par endroits de véritables cloaques et les « boyaux » ont vraiment mérité leur nom. La lutte continue ardente sur tout le front de l’Argonne surtout à gauche où est le 2ème corps. Les allemands ont toujours devant nous leur corps d’élite le 16ème. Dans la journée je termine la mise en direction des six batteries du 13ème qui sont dans notre coin. Ce travail est extrêmement facile grâce aux appareils spéciaux dont nous disposons et que ne possède pas l’artillerie de campagne. Ceci me vaut de la part des officiers de ce groupe une certaine considération.
5 janvier : L’attaque du saillant F4 est prévue pour ce matin 7 heures, aussi à 4 heures nous partons tous prendre à la batterie nos dispositions de combat. Gros et Bachelier sont chargés d’aller aux tranchées de première ligne faire la liaison avec l’infanterie. Le poste de commandement de l’artillerie est précisément installé à ma batterie et tous les officiers y sont réunis. Tout est paré et à 6h45 les batteries de la rive gauche de la Biesme ouvrent le feu avec une rare violence. Une vingtaine de pièces perchées sur les hauteurs qui dominent la route de la Chalade au Four de Paris zèbrent la nuit de leurs grandes flammes. On dirait de gigantesques chalumeaux aussi brusquement allumés que brusquement éteints. A 7 heures le concert se déclenche de notre côté. 5 batteries de 75 et mes canons commencent un vacarme épouvantable. Il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu un pareil tapage : que cela fait plaisir ! Impossible de faire à mes hommes le moindre commandement : on ne s’entend pas ! J’en suis réduit à parler par gestes et à mettre moi-même les hausses à mes pièces. Le bois se remplit d’une odeur âcre de poudre brûlée. Au bout d’une heure de ce vacarme nous nous calmons un peu et guettons les nouvelles. Le téléphone nous renseigne bientôt : tout a été exécuté point par point. A 7 heures exactement 8 fourneaux de mines contenant chacun 100 kilogrammes de poudre ont fait explosion. Le capitaine du génie Bernon dirige lui-même l’opération. Après les explosions de mines, garibaldiens et fantassins se sont élancés. On nous annonce bientôt la capture de 60 prisonniers puis de 85 puis de 120 . Notre joie est immense de ce premier succès. Un peloton de chasseurs passe bientôt au trot sur la route pour aller prendre livraison à la Chalade de ces fameux boches. En effet vers 10 heures nous voyons revenir le cortège : il n’y a pas de doute : ce sont bien 120 boches crottés et misérables, encadrés par nos chasseurs sabre au clair. Les malheureux n’ont cependant pas trop mauvaise mine mais sont encore sous le coup de l’épouvante causée par notre artillerie. Ayant été faits prisonniers par les garibaldiens ils craignent d’être fusillés puisque les allemands fusillent les garibaldiens qu’ils capturent. Fait caractéristique et qui peint bien la mentalité du boche : au moment où le convoi passe devant nous un des cavaliers de l’escorte est désarçonné, son cheval ayant glissé sur la route boueuse : immédiatement c’est à qui parmi les prisonniers se précipitera pour le ramasser. Dans cette attaque 2 officiers ont été faits prisonniers, mais ils ont pu s’échapper parait-il à l’intérieur de nos lignes. Des recherches sont faites en ce moment pour les retrouver et le général Gouraud promet 100 francs par tête de boche à qui les ramènera morts ou vifs. Si je les rencontre je tacherai de les ramener « vifs » car ils ont fait preuve d’un certain courage et d’une présence d’esprit remarquable en faussant compagnie à leurs gardiens. Bientôt après nous voyons revenir les 3 officiers du génie chargés de faire sauter les mines. Les malheureux sont dans un état de saleté effroyable et de plus complètement abasourdis par la commotion : ils ont l’air de sortir d’un rêve. Enfin je vois arriver bientôt dans le même état une douzaine de chasseurs qui viennent de coopérer à cette opération et qui ramènent triomphalement comme trophée une mitrailleuse allemande. Gros, de retour à la batterie a été superbe. Tous deux dans la tranchée de première ligne assistent aux premières loges au bombardement qui fut parait-il effroyable, puis à l’explosion des mines qui ne le fut pas moins. C’est alors que nos soldats se précipitent dans les tranchées ennemies et font prisonniers ceux que l’explosion n’a pas ensevelis. Ceci fait, les garibaldiens et nos soldats veulent pousser plus loin que la tranché allemande mais bientôt ils se trouvent aux prises avec les allemands revenus en nombre et qui les refoulent assez vigoureusement. Ce qui augmente la confusion c’est que beaucoup de garibaldiens ont abandonné leurs postes de combat : Leur première pensée est en effet de ramasser un trophée quelconque, casque, fusil, boche vivant ou mort et d’aller le déposer au pied de leur colonel en se frappant la poitrine à grands coups pour prendre le ciel à témoin de leur vaillance. Le résultat ne se fait pas attendre. C’est alors que Bachelier drapé dans son sombrero de caoutchouc, saute sur le parapet armé seulement de sa canne qu’il brandit en hurlant »Avanti ! Savoia ! »Il accompagne ses exhortations de vigoureux coups de canne distribués généreusement sans distinction de grade à tous ceux qui font mine de se replier. Au milieu d’une grêle de balles il court de l’un à l’autre, ramenant celui-ci, encourageant celui-là, insultant et rossant ceux qui reculent, enfin se démenant comme un beau diable pour la plus grande admiration des fantassins. Le colonel Valdant, surpris de voir cet énergumène lui crie « mais qui êtes-vous donc ? » Le fait est qu’on ne peut distinguer ni son arme ni son grade. « Mon colonel, je suis sous-officier d’artillerie et je suis dégoûté de voir tous ces cochons-là. Du train où ils vont, nous ne serons jamais libérés ! » Le colonel Valdant, saisi d’admiration embrasse Bachelier devant les troupes et lui annonce qu’il demandera pour lui la médaille militaire. Dans la soirée en effet le capitaine Meckler reçoit la note suivante : « je vous prie de me faire connaitre d’urgence quelle est la manière de servir habituelle du MDL Bachelier dont la conduite ce matin au feu a fait l’admiration de tous. Bien que ses fonctions ne l’y appelassent point, je l’ai vu constamment sur la ligne de feu où il ramenait avec la plus grande énergie des soldats ébranlés par la perte de leurs chefs et dont il n’hésitait pas à prendre le commandement sous un feu d’infanterie des plus violents. Je vous le propose pour une citation au moins. »
Le soir nous recevons l’ordre de cantonner sur nos positions en prévision d’une contre-attaque qui ne se produit pas. Vers 20 heures j’envoie encore quelques coups sur F4 à la demande du général Gouraud qui ne quitte pas le téléphone de la nuit. Comme de mon côté j’ai presque toujours les écouteurs aux oreilles j’entends les rapports faits au général Gouraud et en particulier celui du commandant Vautrin qui signale qu’une des tranchées attaquées ce matin est occupée par moitié par nous et moitié par les boches. A minuit j’envoie encore quelques coups sur F3 puis tout retombe dans le calme. Il fait d’ailleurs un temps de chien.
6 janvier : A 7 heures nous recommençons à tirer assez vigoureusement sur F4 mais les allemands ne répondent que bien faiblement en envoyant quelque pétoires du la Chalade. L’attaque d’hier a été fort meurtrière pour les allemands et on estime à 500 le nombre de ceux qui sont restés sur le carreau. De notre côté les pertes ont été assez sensibles et en particulier nous avons à déplorer la mort d’un autre garibaldien, Constantin, et de plusieurs officiers de la Légion dont le commandant français Latapie.
7 janvier : La situation est toujours stationnaire. Dans la matinée le général Gouraud en reconnaissance dans le secteur est blessé d’une balle à l’épaule d’une manière heureusement peu grave. Il refuse naturellement de se faire évacuer et ne quitte pas son poste de commandement de la Chalade.
Le soir une bonne nouvelle nous arrive les russes de l’armée du Caucase ont fait prisonnier le 9ème corps d’armée turc et anéanti le 10ème. Voilà qui va bien.
Depuis quelques jours je ne couche plus dans la grande cagna avec mes poilus mais dans mon nouveau PC. C’est une cabane de bûcherons larde d’un mètre et longue de deux dans laquelle j’ai juste la place de m’étendre avec mon téléphoniste Février, Goosen et l’un des frères Nadiras. Nous nous y retirons vers 5 heures dès le jour tombé. Il fait toujours un froid très vif et nous souffrons toujours énormément des pieds.
8 janvier : Dans la matinée les allemands déclenchent une violent attaque dans le secteur de la Haute Chevauchée, attaque que nous aurions pu prévoir car une dizaine de prisonniers faits la veille avaient annoncé l’arrivée de 3 régiments de renfort. Dès les premiers coups de canon, le commandant Darc du 46ème d’infanterie a la tête emportée par un obus qui tue en même temps un lieutenant et un sous-officier du 17ème d’artillerie. Toutes les tranchées du 46ème sont emportées et les allemands arrivent jusqu’au fond des Meurissons.
Les artilleurs qui servent le 120 long de la cote 285 sont obligés d’abandonner leurs pièces. L’extrémité de la cote 263 est également perdue. Une contre-attaque nous rend l’abri des 6 chemins et la croupe au nord du Fond des Meurissons mais la situation reste critique. En hâte un bataillon colonial, 2 bataillons du 120ème et un bataillon du 328ème sont envoyés à la rescousse.
La situation ne tarde pas à être stabilisée mais au prix de pertes malheureusement très sensibles. Le 46ème a 400 hommes hors de combat. Cette attaque malheureusement pour nous améliore notablement la position des allemands dans la hernie du Four de Paris puisqu’il l’ouvre et puis il nous fait perdre aussi quelques observatoires précieux sur le Bas Jardinet et le bois du Bel Orme.
9 janvier : Notre artillerie reste très active pour gêner le travail des allemands et permettre si possible à notre infanterie de reprendre un peu de terrain perdu mais malheureusement cette espérance se réalise peu. Au cours de la journée un officier boche et un sous-officier se rendent à nos troupes dans le secteur de la Haute Chevauchée. Ces désertions sont d’ailleurs assez fréquentes depuis le début de la guerre de stationnement.
Depuis la reprise des opérations actives l’interrogatoire des prisonniers faits a donné sur les effets matériels et moraux de notre artillerie quelques indications intéressantes. Elles s’appliquent surtout au 8ème corps actif et au 8ème corps de réserve placés à notre gauche. L’ennemi vivait dans une douce quiétude : ces hommes étaient à peu près tranquilles depuis 3 mois. Les carnets saisis mentionnaient de temps en temps sur un ton dégagé une canonnade sans effets sérieux. Les prisonniers ne parlaient que de l’humidité des abris et du peu de variété de la nourriture. La reprise du feu par notre artillerie provoqua un désarroi profond tant par son effet de surprise que par sa violence et son efficacité. Les prisonniers faits depuis la reprise du combat se présentent sous un tout autre aspect. Ils paraissent hébétés et deux ou trois jours après leur capture ils ne sont pas encore ressaisis.
« J’ai fait toute la campagne, j’ai assisté à la bataille de la Marne où nos pertes furent terribles mais ce n’était rien comparé au d’artillerie auquel nous fumes soumis ces jours ci, tant au point de vue de la précision du tir que des effets destructeurs des obus » dit un soldat du 8ème CA actif (région de Perthes) « Je suis heureux d’être sorti de cet enfer et je ne crois pas être un mauvais allemand en m’exprimant ainsi car j’estime avoir payé ma dette à la patrie parle fait d’avoir été exposé à pareil feu d’artillerie : je me demande comment ma raison n’a pas sombré ; ce fut un jour damné ».
Le lieutenant du génie pris à la cote 200 de même que celui d’infanterie fait prisonnier au N.E. de Perthes ont manifesté leur étonnement, on peut dire leur stupéfaction de la précision extraordinaire et la violence du feu. Une tranchée bombardée est bouleversée de fond en comble. On voyait voler en l’air fusils et hommes, dit un soldat, les défenseurs sont ou mis en pièces ou enterrés vivants ; n’ont échappé que ceux qui s’étaient réfugiés dans les couloirs de mine (comme l’officier du génie et ses hommes) ou dans un abri à l’épreuve (comme l’officier d’infanterie et ses 4 hommes).
Il est à peu près certain que dans les corps de réserve les hommes essayent d’abandonner les tranchées bombardées pour se réfugier vers l’arrière dans leurs abris de réserve, mais les fuyards sont tombés en cours de route. « Les obus les poursuivaient, disent les prisonniers, mieux vaut rester collé au fond de la tranchée et s’en rapporter à Dieu que d’essayer de fuir » affirme un sous-officier. Un procédé qui parait avoir jeté le découragement et la démoralisation parmi les hommes tout en leur infligeant une fatigue excessive est celui qui consiste à canonner les mêmes tranchées deux jours de suite. Dans l’intervalle la nuit est consacrée à remettre tant bien que mal tout en état au prix de fatigues énormes et le lendemain l’œuvre de destruction recommence. L’homme qui est venu déblayer une tranchée canonnée, qui a vu le tableau lamentable de camarades enterrés ou déchiquetés, qui travaille avec acharnement toute la nuit sent sous courage l’abandonner aux premiers coups de canon du lendemain. Une expression encore d’un homme du 65ème de réserve : « on dirait que vos artilleurs ont mesuré au mètre près les distances jusqu’à nos tranchées ». En ce qui concerne les effets du bombardement sur le terrain en arrière des tranchées ils ne sont encore que peu connus, les prisonniers faits jusqu’à ce jour provenaient tous des tranchées même, aucun n’avait appartenu à une fraction de réserve. Deux seuls indices un peu nets peuvent être retenus. Comme on demandait au lieutenant fait prisonnier pourquoi les unités de réserves n’étaient pas venues au secours des compagnies qui défendaient les tranchées, il répondit : « Tant que dure le feu d’artillerie il ne faut pas songer à faire du mouvement pour porter les réserves en avant et à peine le dernier coup de canon tiré sur la tranchée vos fantassins sont là »
« Le jour où se produisit l’attaque contre le 29ème de réserve (est de Perthes) dit un sous-officier du 65ème de réserve nous fûmes également canonnés mais on sentait bien que c’était que pour nous occuper, tout l’effort de votre artillerie était dirigé à notre droite contre le 29ème de réserve. Ma compagnie sortit de ses abris de réserve pour aller se porter auprès du du bataillon et porter secours au 29ème. Le temps de sortir, nous eûmes 12 hommes hors de combat : 4 succombèrent » Une autre cause d’usure de la troupe est à signaler : depuis le jour où l’ennemi eut connaissance du projet d’attaque, les prisonniers ont déclaré qu’ils avaient été avisés le 20 décembre de redoubler de surveillance de crainte d’une attaque. Tout le monde est en alerte perpétuelle : au moindre coup de canon tout le monde court aux armes ; les réserves partielles (à proximité des tranchées) ont un service à peu près aussi pénible que ceux de la tranchée elle-même.
En ce qui concerne les pertes, il n’a pas été possible de les apprécier, mais un point certain est acquis : au cours de l’attaque exécutée contre le 28ème actif au nord de Perthes, la 3ème compagnie de ce régiment (environs 100 fusils dans la tranchée) fut anéantie à part 10 hommes et le lieutenant commandant la compagnie. La 4ème qui la prolongeait vers l’est dut avoir le même sort.
10 janvier : La situation est toujours à peu près la même : le temps est affreux et les boches sont calmes. Nous en profitons pour améliorer un peu nos habitations vraiment trop primitives. Celles dont nous entreprenons la construction seront presque confortables. En tout cas il sera possible de s’y remuer et de s’y tenir à peu près debout. Je continue à coucher à la position une nuit sur deux mais ce n’est pas pour y dormir car presque toutes les nuits nous sommes alertés pour tirer. Il faut alors courir aux pièces dans la nuit noire en pataugeant dans la boue la plus infecte.
12 janvier : Si la vie à la position est assez pénible, elle est au contraire particulièrement agréable et reposante au cantonnement. Notre tuilerie est assez confortable bien que nous couchions Gros, Plantade et moi dans la même chambre qui contient en plus le piano le croquis ci-joint donne d’ailleurs une faible idée de l’encombrement de notre cagna. Il faut signaler que notre fenêtre a deux carreaux en carton…


Le piano en question, pas très bon, a cependant attiré les mélomanes de l’endroit et quelle n’est pas ma surprise un jour en rentrant au cantonnement d’entendre une superbe voix de ténor chanter l’air de Werther : « Ah ! Qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur… » Je me précipite et tombe sur une agréable réunion improvisée dans notre chambre avec l’autorisation du capitaine par quelques artistes d’une compagnie du génie également cantonnée au Claon. Le ténor, un toulousain nommé Cèbe et qui dans le civil chante sous le nom de Marny au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, a une voix timbrée, puissante et facile. Il chante en particulier le rôle de Werther d’une manière parfaite. Quant à son accompagnateur Bousquet, ce n’est rien de moins qu’un premier prix de fugue et d’harmonie du Conservatoire de Paris (Plus tard prix de Rome). Je fais promettre à ces aimables artistes de revenir souvent nous voir.
Nous continuons à recevoir des déserteurs allemands, deux hier et un ce matin que je rencontre en allant à la position de batterie. Le commandant Rollet a obtenu de celui-ci des renseignements intéressants. A tort ou à raison tous ces déserteurs se disent Polonais ou Alsaciens.
13 janvier : Dans l’après-midi, grande émotion. Mon guetteur aux avions, Hubert, vient me prévenir qu’un sergent d’infanterie accoutré d’une manière bizarre s’est arrêté il y a quelques instants à la batterie et a demandé aux hommes des renseignements sur la position et sur les positions voisines. Puis s’étant renseigné sur la direction des Islettes il est parti à travers champs au lieu de prendre la route. Voilà qui n’est pas clair ! Comme on parle beaucoup d’espions en ce moment mon parti est vite pris : un cycliste envoyé à toutes pédales au Claon prévient le capitaine Meckler, celui-ci saute chez le commandant du bataillon d’infanterie coloniale stationné au Claon et quelques minutes après une véritable battue est organisée par les marsouins, battue qui ne tarde pas à donner des résultats car moins d’une heure après mon espion est ramené sous bonne escorte. Il faut d’ailleurs relâcher bientôt cet espion qui n’est autre qu’un agent de la Sureté Générale !!! Tout de même je ne regrette pas de m’être méfié un peu !
Aujourd’hui encore un prisonnier allemand mais celui-là, involontaire : chargé ce matin d’apporter 10 boules de pain aux premières lignes, il se trompe et les apporte chez nous. Ce boche, un gigantesque mineur poméranien, ne cache pas sa fureur d’avoir été fait prisonnier. Le cadeau qu’il nous a fait n’a d’ailleurs pas grand prix car ce pain « KK » est ignoble.
Depuis quelques jours d’importants mouvements de troupes ont lieu dans le secteur : une brigade coloniale composée du 6ème, 7ème et 33ème colonial sous le commandement du général Marchand vient prendre la gauche de ce secteur. Avec ces troupes-là devant nous nous pourrons dormir maintenant sur nos deux oreilles car ce ne sont pas des gaillards disposés à se laisser dominer par les boches. Leur chef est un homme à poigne comme nous nous en apercevrons bientôt. Ce qu’il a de moins gai pour nous en ce moment c’est que les boches tirent sur notre position de batterie. Je ne pense pas que nous soyons repérés et je crois au contraire qu’ils visent le carrefour derrière nous.
17 janvier : Les boches continuent à tirer sur nous et se sont emparés cette nuit d’un bout de tranchée à la cote 263. Mais, ce qui est le plus grave nous avons subi du côté de Soissons un échec sérieux où nous aurions perdu plusieurs canons. Décidément nous sommes dans les mauvais jours.
19 janvier : Les fantassins ont besoin ce matin de nos services. Il s’agit de tirer dans le Faux Ravin de Courtes-Chausses en un endroit où on soupçonne l’existence de cuisines allemandes. A 7h30 je pars donc avec Bachelier et un téléphoniste pour le secteur occupé par le 1er bataillon du 76ème (commandant Guitton). Le poste de commandement du bataillon est situé dans un endroit fort pittoresque qu’on appelle les 3 ravins mais ce qui l’est beaucoup moins c’est le petit cimetière qu’on y a établi et qui s’augmente un peu tous les jours. Comme nous arrivons on se dispose justement à enterrer un malheureux fantassin. Tout le pays est aujourd’hui recouvert de neige et il règne une brume assez épaisse. Le poste d’observation où nous devons nous rendre est dans le secteur de la 4ème compagnie et pour y arriver il faut traverser sans boyau le plateau en vue de l’ennemi. Grace à la brume et à nos bonnes jambes nous arrivons sans encombre, mais malheureusement notre voyage n’aura servi à rien car la brume assez épaisse nous interdit tout réglage. L’adjudant de la compagnie nommé Mandar essaie de nous décrire le paysage : il n’y a rien à faire. Au jugé nous envoyons cependant 3 obus dont 2 n’éclatent pas. Dégoûté de ne pouvoir rien faire je me console en faisant avec Bachelier un carton sur un petit poste boche dont on aperçoit le créneau à 15 mètres devant nous et puis pour terminer nous lançons des pierres dans la tranchée allemande. Cette vengeance exercée nous reprenons tranquillement le chemin du Claon.
Pendant que nous faisons cette expédition Plantade, le MDL Mettetal (Mort au champ d’honneur) et le MDL Emerit partent en reconnaissance du côté de la cote 263. Tous trois s’étant avancés sur la petite croupe au sud la de la crête principale 263 à une centaine de mètres en avant des ouvrages français, à contre pente dans un bois peu fourni pour observer les tranchées allemandes de la cote 263 situées à 250 mètres d’eux, sont tout à coup surpris par des coups de fusils très précis tirés sur eux de ces tranchées. Au deuxième coup Mettetal reçoit une balle au bras gauche qui lui fait heureusement une blessure peu grave. Les 3 observateurs se couchent derrière les arbres et essuient ainsi une dizaine de coups de feu sans dommages. Quelques minutes après ils peuvent remonter la pente et gagner les abris.
Sur notre gauche dans le secteur dit « de Marie Thérèse » les allemands lancent une assez forte attaque après avoir fait sauter deux fourneaux de mines.
20 janvier : La relève des troupes continue. Ce matin je vois descendre le 31ème d’infanterie en ligne depuis 35 jours ! Les pauvres gens font peine à voir ; hâves, hirsutes, boueux, déguenillés, les pieds en loques ils se traînent lamentablement sur la route plus qu’ils ne marchent, appuyés sur des bâtons, et cependant la perspective d’un repos les maintient de bonne humeur.
21 janvier : Les boches deviennent de plus en plus assommants et continuent à tirer dans la batterie. Comme nos abris sont peu résistants je me décide à en faire construire un autre enterré dans le talus de la route qui monte à la Croix de Pierre à 200 mètres derrière nos pièces. Tous les hommes se mettent au travail avec ardeur et pour leur donner le bon exemple je mets moi-même la main à la pâte quoique ce genre de travaux ne me convienne pas beaucoup. J’ai en ce moment une équipe de 10 terrassiers pour faire la fouille et une équipe de 10 bucherons pour abattre les arbres destinés à la couverture du dit abri.. Quand le gros œuvre sera terminé je ferai venir le fumiste pour la cheminée, le menuisier et le tapissier pour l’aménagement intérieur et le couvreur pour la couverture car notre abri sera recouvert en tuiles pour le rendre plus étanche.
22 janvier : Ce matin il gèle assez fort et la forêt est d’une beauté rare. Le soleil fait briller superbement les arbres couverts de givre et je ne me lasse pas de contempler le superbe spectacle de cette illumination. La forêt en hiver est au moins aussi belle qu’en automne.
La situation dans le secteur est toujours sans grand changement. Bien que les munitions nous soient accordées avec parcimonie nous pouvons tirer encore chaque jour une trentaine de coups. Ainsi que les autres troupes du secteur le 13ème d’artillerie est relevé et remplacé par le 30ème (Orléans). Avant son départ nous recevons l’ordre suivant : «Au moment de quitter le secteur de l’Argonne le colonel commandant l’A.D. 10 tient à remercier de leurs concours les artilleries qui ont depuis plusieurs mois déjà travaillé côte à côte dans la forêt avec les batteries du 13ème régiment, l’artillerie de montagne dont le personnel, de réserve tout entier, a montré les plus belles qualités de résistance , de bonne humeur, et de calme courage, l’artillerie lourde dont l’activité fut sans relâche et qui sut toujours, par le perfection de son instruction technique donner à son intervention le maximum d’efficacité. Le colonel commandant l’A.D.10 Dauvé ????
Cet ordre du jour destiné à remercier les artilleurs en général est doublé d’un second ordre destiné à remercier notre batterie en particulier et qui est ainsi conçu :
« En quittant le secteur de la forêt d’Argonne j’ai l’honneur de vous témoigner toute ma satisfaction au concours que j’ai reçu de la 1ère batterie de 155 CTR de l’artillerie lourde. Cette unité parfaitement commandée et instruite a rendu les plus grands services et mérite les plus vifs éloges tant pour sa valeur technique, l’activité et le zèle de ses officiers que pour la belle tenue l’allant et l’entrain courageux de ses gradés et troupiers. Signé Dauvé ???
Aujourd’hui encore dans le secteur de Marie Thérèse de violents combats se sont encore livrés.
25 janvier : Les boches continuent à tirer dans notre position. Cette nuit ils ont même bombardé notre cantonnement mais cela ne nous émeut pas outre mesure, à preuve le petit drame dont je trace le canevas en rêvassant dans mon lit pendant que les obus tombent.
La terreur
Drame en un acte, en prose
La scène se passe en Argonne au mois de janvier 1915
Personnages
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Le capitaine Mécrin : N’en a plus (de crins), très dégourdi
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Le Ltn Plantain : De son propre aveu, le type du parfait soudard. Fort accent du midi.
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Le Ltn Dérable : Jeune éphèbe à l’appétit vorace et au sommeil profond. Personnage muet.
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Plusieurs obus boches
Acte premier et unique
Le décor représente une tuilerie dans un village d’Argonne où cantonne l’état majur d’une batterie de 155 CTR. Devant la tuilerie le village. Derrière, un pré. Plus loin la forêt. 10 heures du soir. Nuit d’encre. Au lever du rideau les différents personnages sont dans leurs lits ou sur leurs paillasses, sauf les obus boches qui sont dans leurs caissons.
Scène première
1er obus boche. – zizizizizi………. Boum !
Cne Mécrin. – Dérable ! Dérable !
D. – (qui roupille toujours). Rr….. Rr….. Rr…….
Scène deuxième
2ème obus boche. – zizizizizi……. Boum !
Cne Mécrin. – Dérable ! Dérable !
D. – (qui roupille toujours). Rr….. Rr….. Rr…….
Le Cne M. – Plantain ! Plantain !
Le Ltn P. – Voilà mon capitaine !
Le Cne M. – Dites donc, Plantain, allez voir où ça tombe.
Le Ltn P – Bien mon capitaine
Il sort.
Scène troisième
3ème obus boche. – zizizizizi……. Boum !
Le Ltn P. 6 (qui vient de rentrer). Mon capitaine, ces petits « tinta mares » tombe sur la route, long et à gauche. Je leur ferai téléphoner demain qu’ils n’ont pas la bonne hausse
Il rentre se coucher.
Scène quatrième
4ème obus boche. – zizizizizi……. Boum !
Le chœur des dormeurs. - Rr….. Rr….. Rr……..
Scène cinquième
4ème obus boche. – zizizizizi……. (Dégoûté, il renonce à exploser)
Rideau
Ces petites plaisanteries aux quelle nous nous livrons aident à faire passer le temps mais vraiment nous voudrions bien avancer plus vite. Si nous n’avançons pas plus vite c’est sans doute que le moment n’est pas encore venu de le faire avec toutes les chances de succès et surtout avec le minimum de pertes. Il faut faire confiance à ceux qui sont en ce moment chargés des destinées de la France : lorsqu’on a gagné la bataille de la Marne on peut tout espérer. Pendant que nous retraitions de la Meuse à Bar le Duc entre le 27 aout et le 4 septembre, le haut commandement a trouvé le moyen de prélever de notre armée un corps entier, le 4ème, de l’embarquer, de le faire débarquer sur l’Ourcq où, en union avec l’armée de Paris, il est tombé sur la droite von Klück avec le résultat que l’on sait. Pendant ce temps le 6ème corps remontant vers le nord pour remplacer le 4ème et être remplacé lui-même par des troupes de Verdun, le 15ème corps était embarqué en Lorraine et venait nous recevoir à Bar le Duc. D’autres déplacements de corps d’armées avaient lieu dans le même temps et tout cela sans un accroc comme si ces manœuvres n’étaient pas faites sous la poussée formidable de l’ennemi. On se rend mieux compte de l’étendue de ce tour de force en pensant qu’il faut 70 wagons pour transporter une batterie et qu’il y a 30 batteries par corps d’armée , que le transport d’un régiment d’infanterie demande 3 à 4 trains et qu’il y a 8 régiments d’infanterie dans un corps d’armée. Certains commencent à prétendre plus que jamais que le boche s’est à ce moment replié volontairement. Cette affirmation est démentie par la manière dont le boche se cramponne maintenant au terrain, contre attaquant 10 fois une position perdue, gardant jalousement les positions les plus intenables comme par exemple la hernie du Four de Paris. Il fallait qu’ils soient vraiment obligés de battre en retraite pour avoir reculé au-delà de l’Aisne alors qu’ils étaient seulement à quelques lieues de Paris. Je m’imagine quel doit être le moral d’une armée ayant parcouru 300 kilomètres de victoire en victoire et arrivant à 25 kilomètres de la capitale ennemie qu’on lui dit être le terme de ses efforts. Brusquement cette année victorieuse voit se dresser entre elle et un son but un obstacle. Quelle a du être le force de cet obstacle pour arrêter l’ennemi grisé par un mois de victoire et pour l’obliger à reculer. Une armée épuisée a battu une armée jusque-là victorieuse. Maintenant que nous sommes les forts et les allemands les faibles, où sont les raisons de désespérer ?
Ce soir vers 17 heures, alerte. Les boches attaquent parait-il devant nous. Les batteries voisines envoient quelques salves bien senties et tout rentre dans l’ordre. Depuis quelques jours nous avons à la Chalade le 18ème bataillon de chasseurs à pied. Quelle belle troupe et de combien supérieure à l’infanterie que nous avons devant nous ! Il y a 3 jours ils arrivaient à la Chalade dans un état pitoyable, crottés des pieds à la tête. Le lendemain matin, tout le bataillon astiqué comme pour la parade faisait la manœuvre dans le pré. Aujourd’hui ils sont venus faire la manœuvre près de nous avec leur fanfare ce qui nous a beaucoup amusé et un peu « émus ». Nous avons si peu l’occasion d’entendre des musiques militaires ! Laa manœuvre terminée ils ont repris le chemin du cantonnement, musique en tête et marchant comme marchent les chasseurs. La cadence de leur pas, entrainée par une Sidi Brahim enragée, s’accentuait progressivement jusqu’à devenir un pas de gymnastique pendant qu’éclatait la sonnerie de la charge.
Je me demandais en moi-même la tête que feraient les boches s’ils voyaient défiler dans les rues de Berlin quelques beaux bataillons de ces petits hommes verts qui marchent si vite et dont la musique est si entrainante. Je comparais cela dans ma pensée aux défilés des régiments allemands où le ridicule le dispute à la tristesse. Je me vois encore en 1908 dans les rues de Metz emboîtant le pas à un régiment bavarois se rendant à la grande revue impériale de Frescaty. Quelle horreur que ces petits tambours plats et ces fifres aigres et comme ils soutiennent peu le pas ! Et puis cette musique qui donne par moment envie de danser et par moment envie de pleurer ! Rien d’empoignant comme ces marches françaises si bien rythmées par les roulements de tambour et les appels de cuivres qui vous remuent les entrailles et vous font marcher de force. Lorsqu’on est fantassin et qu’on entend sonner la charge comment peut-on rester immobile ?
27 janvier : En rentrant ce soir au cantonnement une terrible nouvelle m’attend. Mon bon camarade Rogery sergent au 204ème régiment d’infanterie vient d’être tué devant Crouy d’une balle dans la tête en allant reconnaitre une tranchée allemande. Quelle douleur pour ces pauvres parents qui ont déjà perdu un fils voici deux mois, et pour moi quelle perte que la mort de ce bon camarade ! Combien de tristesse nous réserve encore cette horrible guerre avant le triomphe définitif ?
29 janvier : Depuis quelques temps il fait un temps superbe et la vie dans notre batterie devient acceptable, d’autant plus acceptable que mon nouvel abri est terminé. 5m X 3m, un vrai palais. C’est naturellement un abri de forestiers adossé à un chêne pour le moins centenaire. Au fond, mon lit de paille, plus de 2m X 2m. J’ai donc la place de me remuer mais si mon lit est si large c’est pour les jours où je reçois. Je dois en effet héberger souvent mon capitaine et le commandant des batteries voisines lorsqu’il doit y avoir dans la nuit ou le matin de bonne heure quelque coup de tabac. Dans la seconde partie de ma cabane se trouvent une table deux chaises et une cheminée rustique qui fume plus qu’il ne chauffe. La porte est obstruée tant mal que bien par une claie. De cette manière nulle crainte d’asphyxie mais lorsqu’il fait comme en ce moment 8 à 10 ° au-dessous de 0 à l’extérieur, cela présente quelques inconvénients. Régulièrement, à 17 heures lorsque la nuit est tombée, je rentre dans mon logis éclairé par une bougie fichée dans une brique creuse, je fais ma correspondance et vers 18 heures prépare mon dîner. Rien ne m’amuse comme de faire griller sur les braises bien rouges un bifteck ou un hareng saur.