Capitaine Pierre DESAULLE
Mémoires de guerre 14/18
1er juillet : L’attaque d’hier s’est déroulée dans toute la moitié ouest de la forêt d’Argonne et les Allemands ont réalisé au prix des plus lourdes pertes une avance qui ne doit pas avoir dépassé 1 kilomètre. De notre côté les pertes sont également très lourdes. Aujourd’hui la situation est relativement calme.
3 juillet : Depuis deux jours je suis alerté en prévision d’une attaque boche qui ne produit d’ailleurs pas. Il est probable que l’attaque de ces jours derniers n’a pas été pour eux un succès et qu’ils n’ont pas envie de recommencer.
4 juillet : Le capitaine vient déjeuner avec moi à la position de batterie. A 13 heures nous partons pour l’observatoire de la Fille Morte, accompagnés du téléphoniste Hubert, pour régler un tir à obus allongés sur les premières lignes allemandes.
Le tir convenablement mené, est réglé en une dizaine de coups. Les éclatements sont absolument effroyables. Les allemands ripostent assez vertement par des 150 dans le fond des Meurissons, par des 77 sur nos tranchées de première ligne et par quelques 105 fusants. Nous rencontrons au poste d’observation de la Fille Morte un tout jeune brigadier téléphoniste au visage enfantin malgré ses grosses lunettes d’écaille. Nous le questionnons sur son âge, son origine. Enfin le capitaine lui demande « mais que faisiez-vous dans le civil avant de venir à la guerre ? » -« Mon capitaine, répond le brigadier d’un air ingénu tout en raccrochant les deux bouts de sa ligne téléphonique, je travaillais pour être diplomate ». Un tel aveu dans un tel adroit nous inonde de la plus franche hilarité et nous éclatons de rire le capitaine et moi aux yeux du pauvre brigadier ébahi et rouge de confusion. Nous le remettons d’ailleurs bien vite à son aise et nous nous séparons les meilleurs amis du monde.
A 18h30 je suis de retour au Claon et j’apprends en y arrivant que nous ne demeurons plus à la Tuilerie. Nous en avons été délogés par le colonel Hirtzmann commandant la brigade et habitons maintenant l’ancienne maison du commandant Rollet sur la route de la Chalade. Nous y sommes d’ailleurs fort bien ayant à notre disposition au rez de chaussée une cuisine une salle à manger et la chambre du capitaine, au premier étage une chambre pour Chavane et moi. Cette maison appartient à une brave dame qui en occupe une moitié et qui ne songe pas un instant à s’en aller malgré que la situation ne soit pas extrêmement rassurante.
5 juillet : Aujourd’hui je suis de repos au cantonnement et ne sachant pas trop quoi faire de ma journée je vais faire un tour jusqu’au champ de tir des mitrailleuses où on essaye en ce moment des mitrailleuses boches. Je m’initie au fonctionnement de ces engins qui sont redoutables. Leur mécanisme en est assez simple et peu sujet aux dérangements. Leur inconvénient est qu’on ne peut modifier la vitesse de tir : c’est tout ou rien. De plus le refroidissement du canon nécessite une circulation d’eau ce qui est un léger inconvénient. Pendant que je suis au cantonnement Bachelier et Hubert partent à la Fille Morte pour régler un tir de notre observatoire habituel. Comme ils arrivent au point où le boyau de la Fille Morte coupe la Haute Chevauchée ils sont obligés de se ranger pour laisser passer le général Micheler commandant le corps d’armée. Tout à coup une salve de 77 éclate au-dessus du groupe, tuant un commandant accompagnant le général ainsi que plusieurs soldats passant dans le boyau. Le général lui-même est gravement blessé à la tête par un éclat qui lui traverse le crane du sommet de la tête à l’occiput. Bachelier et Hubert aidés de quelques rares survivants de ce drame terrible et court se portent immédiatement au secours des blessés et les transportent au poste de brancardiers voisin. Ce devoir rempli ils repartent régler leur tir à l’observatoire de la Fille Morte. Dans l’après-midi Chavane, Bachelerie et le capitaine retournent à nouveau à la Fille Morte pour régler un nouveau tir pendant l’exécution duquel ils sont copieusement arrosés de 105 et de grenades dites « tourterelles ».
10 juillet : Tous ces jours derniers se sont écoulés avec une monotonie désespérante et nous ne faisons pas grand-chose tout au moins à ma section du Mont de Villers. L’autre section exécute quelques tirs mais tout cela n’est pas très excitant. Au retour d’un réglage effectué par la section de la Chalade le capitaine et Hubert sont pris sous un tir de 105 au moment où ils descendent le boyau du Cottage. Hubert reçoit dans la hanche un éclat qui lui fait une blessure assez sérieuse pour nécessiter son évacuation. C’est une perte pour la batterie mais nous espérons bien que sa guérison sera prompte et qu’il nous reviendra bientôt. On ne trouve pas tous les jours des gens aussi intelligents et aussi braves. Le capitaine fait immédiatement établir en sa faveur une proposition de citation.
Depuis plusieurs jours on parle d’une attaque de notre part qui doit avoir lieu dans le secteur de la Haute Chevauchée. En prévision de cette attaque Dumay monte à 14 heures à un observatoire nouveau 02bis pendant que je reste à la position pour conduire le tir. Ce tir s’exécute d’ailleurs normalement et à 18 heures je me dirige vers le Claon avec le maréchal des logis Metzger. Au moment où nous arrivons à la maison Forestière les boches tirent sur le carrefour des 150 fusants qui font un bruit du diable. Ils sont heureusement un peu hauts et par suite peu dangereux. Ce tir bizarre nous intrigue, mais nous en aurons l’explication dans quelques jours! Depuis le début du mois les permissions sont régulièrement organisées pour les soldats ayant au moins six mois de présence au front, ce qui est assez mon cas. Les départs se font d’ailleurs dans l’ordre le plus incohérent et plusieurs sous-lieutenants célibataires sont déjà partis, bien qu’ils soient beaucoup plus jeunes que moi, ce qui me dégoûte profondément. Avec cela, la chaleur est très forte et l’extrême humidité de la région où nous sommes me fatigue énormément. Les orages sont très fréquents et nous sommes littéralement envahis par les mouches. Une autre plaie est la vermine. La maison où nous sommes et qui est cependant une des plus belles du pays est littéralement infestée de rats et de souris. Depuis que nous y sommes nous avons capturé grâce aux pièges et à la chienne de Chavane une cinquantaine de rats et il y en a encore !
Quant aux souris, notre second cycliste Vallée, qui fait également l’office d’aide cuisinier, les attrape dans sa cuisine….. à la main ! Dans le cantonnement c’est encore pis ! Lemasson et le maréchal des logis Boudot avec leurs chiens en tuent jusqu’à cent en une matinée !
: La division de Lucien Belin est partit-il dans la région, venant du Bois le Prêtre. Son escadron cantonnerait à Élise à une quinzaine de kilomètres d’ici. Etant de repos aujourd’hui je me décide à pousser jusque-là. En passant à Florent j’aperçois des fantassins du 63ème territorial, le régiment de monsieur Nomblot, un ami de mon père, pépiniériste à Bourg la Reine. Je m’informe de sa demeure et le trouve au lit malade du surmenage qu’il s’est donné dans la dernière quinzaine. Nous causons quelques instants puis je continue mon voyage par la route de la Grande Tranchée jusqu’à Verrières. Cette partie de la forêt, comme toutes les autres d’ailleurs, est fort belle. De Verrières j’arrive rapidement à Élise où je trouve Lucien (NOTE DE L’ÉDITEUR : son beau-frère). Nous pouvons bavarder un instant assez court d’ailleurs car il est assez tard et j’ai un long chemin à faire pour rentrer. Nous pourrons sans doute bavarder dans un avenir prochain car la 128ème division doit venir dans la région de Moiremont qui est beaucoup plus proche du Claon. Nous nous quittons vers 17h30 et deux heures après je suis de retour au Claon.
12 juillet : Toujours en prévision de l’attaque prochaine nous recevons dans la matinée l’ordre d’aller démolir un blockhaus à l’est de la Haute Chevauchée. Accompagné du brigadier Colin je pars du Claon à 14 heures en passant d’abord prendre les ordres, d’abord au poste de commandement de l’artillerie RG puis par le poste de commandement de Pierre Croisée. L’autorisation de tirer nous étant accordée je monte à l’observatoire 02bis. Le commandant Lepidi du 4ème d’infanterie nous désigne l’objectif qu’on voir d’ailleurs à peine. Un peu de terre remuée est visible sur les pentes nord du ravin d’Osson mais est-ce un blockhaus ? C’est bien difficile à dire. A peine sommes-nous arrivés que les Boches se mettent à tirer de notre côté des obus de gros calibre. Pour comble de malchance le poste téléphonique est loin de la première ligne et je n’ai pas de fil pour prolonger la ligne jusqu’à la première position. Force m’est donc de recruter un fantassin de bonne volonté qui sert de liaison entre mon poste téléphonique et le téléphone. Tous ces ennuis ne me permettent pas de commencer mon tir avant 17h30. Les Allemands ne cessent de tirer de notre côté, obstruant les boyaux et ce n’est qu’à 18h30 que je peux partir, mon tir étant enfin réglé en direction et en portée. Tout au long de la route nous sommes salués par des 77 et des 150 dont plusieurs éclatent vraiment un peu près. Le boyau que nous suivons est d’ailleurs démoli et obstrué en plusieurs endroits. Enfin à 20 heures nous sommes de nouveau de retour au Claon passablement fatigués.
13 juillet : A 3h30 je suis réveillé en sursaut par une terrible canonnade. En quelques minutes je suis debout et habillé. Je me rends compte immédiatement que la canonnade est à droite sur le secteur de la 9ème DI et de la 125ème DI autant qu’on peut en juger. C’est sans doute l’attaque que nous attendions depuis plusieurs jours. Heureusement en prévision de l’attaque que nous devions entreprendre nous-même le 14 nos batteries sont largement approvisionnées en munitions. Je cours immédiatement au téléphone demander des nouvelles à Dumay qui est à la position : à ma grande surprise il me répond que la situation est assez calme dans son coin et qu’il ne tire pas : il ne reçoit pas non plus de marmites et juge par conséquent qu’il est inutile de me déranger. Malgré ces nouvelles optimistes et l’avis du capitaine je suis persuadé par l’intensité de la canonnade que les Boches nous préparent en ce moment un très mauvais coup. Ne pouvant plus y tenir, je saute à cheval à 5 heures et file à la position. A peine au carrefour de la Croix de Pierre je m’aperçois que la situation n’est pas si calme que cela : les obus paraissent tomber avec assez de violence du côté de la Maison Forestière. J’avance cependant mais arrivé au poste RG à 500 mètres de la maison Forestière je dois m’arrêter. Le carrefour st battu par des obus asphyxiants dont les vapeurs prennent fortement à la gorge et qui sont terriblement lacrymogènes. Impossible d’avancer d’autant que ces obus asphyxiants sont accompagnés d’obus de tous calibres, obus de 210 faisant en arrivant le bruit d’une rame de métro, obus de 150 éclatants, fusants et percutants de tous côtés, obus de 105 et de 77 arrivant à la cadence de 60 à la minute. Tout le carrefour de la Forestière disparaît dans un nuage de poussière et de fumée, les batteries voisines sont bouleversées et le personnel est obligé de se replier littéralement aveuglé par les gaz lacrymogènes. Pour me protéger je n’ai absolument rien et il est inutile de chercher à passer par ce chemin. Mon pauvre Agio qui tremble de ses 4 pattes s’y refuserait d’ailleurs obstinément et après une vaine tentative je retourne auprès du commandant Garnier pour prendre des nouvelles. J’y rencontre un capitaine de l’État-Major de l’Armée venu en toute hâte et qui nous apprend que l’attaque leur a été annoncée cette nuit par un déserteur. Je rencontre aussi le père Bailly et l’abbé Henry qui sont toujours là où il y a de l’ouvrage. Les yeux me piquent terriblement et l’eau dont je les humecte ne me soulage pas beaucoup. Il faut pourtant que je rejoigne ma batterie. Piquant alors à droite à travers bois je gagne la ferme du Four aux Moines et Abaucourt puis je remonte le ravin au sud de ma position. Les obus tombent assez nombreux dans ce ravin et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que nous arrivons à passer. J’arrive enfin près de Dumay et constate avec plaisir que tout est en ordre. Nous ne tirons d’ailleurs pas beaucoup mais par contre le 120 long placé à 30 mètres à notre droite tire énergiquement. Les Allemands font de même mais les obus tombent principalement sur le 120 long et dans le ravin. Deux de nos chevaux qui s’y trouvent abrités sont blessés, quant au mien je l’ai renvoyé avec Davignon qui est allé prévenir le capitaine de ce qui se passe et lui demander d’envoyer les attelages des pièces en prévision d’un repli éventuel. Enfin nous recevons quelques ordres de tirs que nous exécutons mais tout cela est une bien maigre riposte à tout ce que nous recevons. Je n’ose cependant pas prendre sur moi de tirer davantage. Jusqu’à présent et bien que les obus tombent tout autour de nous, nous n’avons aucune perte. Seul le servant Guérin reçoit une pierre qui lui contusionne légèrement l’épaule. Il n’en n’est pas de même de notre voisin du 120 long qui a déjà 5 homme s hors de combat sur 15 et qui, malgré cela, continue à tirer. Vers 9 heures peut-être, deux fantassins du 4ème de ligne m’amènent un gigantesque sous-officier allemand qui n’est pas plus fier que cela et qui a bien peur d’être fusillé ! Nous ne savons toujours rien bien que la présence de ce prisonnier indique que l’attaque d’infanterie a été déclenchée lorsque tout à coup mon sous-officier Langlois que j’ai envoyé en liaison au poste de commandement de Pierre Croisée vient me dire que les allemands ont franchi le ravin des Meurissons, emporté la cote 285 et sont arrivés à la perforatrice c'est-à-dire 400 ou 500 mètres de ma position de batterie ! Entre ce point et ma position de batterie c’est le plateau, boisé il est vrai mais sans aucune espèce de défense, ni une tranchée ni un fil de fer, ni un abattis. Les premières lignes ayant été submergées et tous les occupants tués ou prisonniers je m’attends à voir les Boches arriver sur nos pièces d’un moment à l’autre. Il faut cependant rester puisque nous n’avons pas d’ordre de repli. Sur ces entrefaites mes attelages arrivent, je les fais abriter le mieux possible derrière nous dans le coin du ravin le moins battu. Quelques unités d’infanterie arrivent en renfort : une section ou deux viennent se mettre en tirailleur dans la tranchée du petit chemin de fer qui passe entre mes pièces, le fusil en joue prêt à tirer sur les Boches qui se risqueraient à traverser le bois. La fusillade est toujours intense sans que nous sachions ce qui se passe au juste. Quelques fantassins blessés ou non, mais tous dans un état d’abrutissement absolu passent près de nous venant des premières lignes mais ils ne savent rien sinon que le bombardement a été affreux, que tous les occupants des premières lignes sont tués ou asphyxiés et que le nombre des prisonniers est considérable. Le commandant Lepidi accompagné d’un seul officier se replie avec ce qui reste de son bataillon, moins de cent hommes ! Ce qui est le plus grave c’est que nous ne pouvons plus tirer maintenant sur les premières lignes allemandes qui sont beaucoup trop rapprochées. Ce matin nous tirions à 1300 ou 1400 mètres et maintenant il nous faudrait tirer à 500 ou 600 mètres ce qui est absolument impossible même en employant la charge la plus réduite, à cause de la hauteur des arbres que nous avons devant nous. Vers 10 heures nous ouvrons cependant le feu sur la hausse minimum possible pour appuyer une contre-attaque qui se produit à 10h30 sans que nous n’en sachions le résultat. Vers 13h15 on nous annonce une nouvelle contre-attaque. A 13h45 au moment où nous allons tirer une brigade arrive ventre à terre avec les attelages du 120 long qui commence immédiatement l’évacuation de sa position. J’interroge le brigadier : »Mon lieutenant, il faut vous en aller, tout le monde f… le camp ! Je viens prévenir ma batterie mais on m’a dit aussi de prévenir les autres ! » Je ne peux vraiment pas abandonner ma position sur un renseignement aussi vague venant de ce brigadier, aussi j’envoie Dumay au poste de commandement situé à 600 mètres de nous pour prendre des ordres. Ne peut en effet rien savoir par téléphone nos communications ayant été coupé depuis longtemps et n’ayant pas été rétablies malgré le zèle des téléphonistes. Au bout de quelques instants, Dumay revient et m’annonce qu’il n’y a plus personne au poste de commandement. Dans ces conditions je me décide à partir. En cinq minutes mes deux pièces sont démontées et attelées et mes 4 caissons chargés. A 14h45 nous filons, point de direction la Croix de Pierre ; n’ayant pas de cheval je marche à pied derrière ma section. En arrivant au carrefour des Sept Fontaines j’aperçois à gauche dans le bois sur le parapet d’une tranchée le colonel Ferus ? commandant la brigade, le commandant Schalbar et plusieurs officiers. C’est le nouveau poste de commandement. J’explique au commandant Schalbar pourquoi je me suis replié ce qu’il approuve du reste. Le long de la route je rencontre le père Bailly et l’abbé Henry qui me demandent des nouvelles que je suis bien embarrassé pour leur donner puisque je n’en sais rien. Toutes les batteries de la région sont parties. Je rencontre aussi le long de la route des chasseurs à pied du 60ème bataillon qui ont sauvé la situation. Amenés près du carrefour de Pierre Croisée par une marche très habile ils se sont lancés à la contre-attaque clairons en tête. Les Boches ne les ont pas attendus et nous avons ainsi pu reprendre la cote 285 et conserver le réduit de la cote 263. Un sous-lieutenant qui a le poignet brisé par une balle et qui revient tranquillement en fumant sa pipe me dit que les Boches ne tiennent pas au contact et que nous leur avons fait quelques prisonniers. Ce sous-lieutenant est d’ailleurs assez philosophe malgré sa blessure sérieuse. Comme je lui adresse quelques paroles de consolation : « Ce n’est rien me dit-il, on me refusait une permission et bien comme cela je vais la prendre tout de même ! » Au poste de commandement RG où je me rends le commandant Garnier me donne l’ordre de ramener en arrière toutes mes munitions et de m’établir au carrefour de la Guérite sur la route du Claon. Je file donc à la Croix de Pierre par une bicyclette d’emprunt pour tâcher d’avoir quelques chariots de parc. N’en trouvant pas, je téléphone au cantonnement qu’on m’envoie dix caissons vides qui ne tardent d’ailleurs pas à arriver. Sur ces entrefaites le capitaine Meckler arrive et commence par m’attraper car il croit que j’ai oublié mon téléphone. Je retourne donc à la position pour m’assurer que tout se passe normalement et pendant ce temps Dumay installe ma section au bord de la route près du carrefour de la Guérite. A 19 heures tout est terminé et le dernier caisson quitte le Mont de Villers lorsque le cycliste Lorson m’apporte l’ordre de réoccuper ma position. Je l’envoie donc donner l’ordre aux caissons de faire demi-tour et à mes canons de remonter. A la nuit tombée nous sommes de nouveau en position prêts à tirer grâce à l’effort admirable de mes hommes qui ont dû deux fois dans la journée charger et décharger environ 17 tonnes de munitions soit une manutention de 68 tonne !! Heureusement tous nos déplacements se sont effectués sans perdre un homme ni un cheval malgré la canonnade et la fusillade qui n’ont guère cessé, quoique infiniment moins violentes que le matin. Nous nous couchons cependant mais naturellement tout habillés et ne dormant que d’un œil. Vanderpol et moi nous assurons d’ailleurs un service de garde en avant de nos pièces pour être prêts à toute éventualité.

14 juillet : toute la nuit la fusillade est très violente et plusieurs fois je me lève pour voir ce qui se passe. Les balles sillonnent le bois dans tous les sens, les fusées éclairantes montent sans arrêt dans le ciel. Enfin après une nuit fort brève qui nous parait cependant interminable le jour parait et nous apporte quelques nouvelles. L’artillerie du secteur a été durement éprouvée. La 44ème batterie de montagne qui était en position sur la cote 285, 2 pièces au sud, 2 pièces à l’est, a disparu. Les deux pièces du sud ont été reprises par la contre-attaque, mais une notable partie du personnel a été tuée, blessée ou prisonnière. Le capitaine de Saporta commandant la batterie est tué. Son lieutenant blessé a été assassiné sur un brancard. D’autres blessés ont eu le même sort. Les crapouillots n’ont pas eu non plus une meilleure chance. Le capitaine Leprévost leur commandant est disparu ainsi qu’une grande partie de ses hommes. Parmi eux il y avait 3 anciens poilus de ma batterie dont Beaumier notre ancien cuisinier qui serait tué ou prisonnier. Les deux autres Jolly et Froger seraient indemnes. La batterie du capitaine Gasnier du 45ème en position à la tête du ravin de Cheppe a été enlevée par l’ennemi mais a heureusement pu être reprise par la contre-attaque. Les pertes de l’infanterie sont énormes. Les bataillons en lignes ont perdu les ¾ de leurs effectifs. La journée se passe à peu près tranquillement malgré que nous tirions un peu, les deux adversaires étant sans doute épuisés. Je ne crains qu’une chose c’est que les allemands ne prononcent demain une nouvelle attaque : nous serions alors enfoncés.
15 juillet : La nuit est à peu près calme et la nuit aussi : nous tirons cependant un peu. Ayant reçu du capitaine l’ordre de me rendre à 14 heures chez le commandant Garnier, j’y rencontre le lieutenant Marie, le capitaine Arnaud du 30ème et le commandant Codet. Nous partons immédiatement reconnaitre des positions du côté de la Louvière pour les différentes batteries du secteur. Je reconnais assez facilement à la Louvière une position pour moi et une pour le 120 court. Par Abaucourt nous remontons vers Gorgia où nous trouvons également des positions acceptables quoique moins bonnes. A 18 heures je suis de retour à la batterie mais comme nous n’avons pas d’ordre pour le repli nous dînons bien tranquillement Dumay et moi. La situation est cependant loin d’être rassurante. Sans doute les Allemands ne sont plus à la perforatrice, mais ils ne sont guère à plus de 1100 mètres de nous et aucune tranchée ne nous sépare. A 20h30 comme nous dînons le téléphone résonne : »Qu’y a-t-il ? » me demande Dumay qui m’entend répondre dans le téléphone un Bon ! laconique. « Il y a que nous devons déguerpir ! » - « Tout de suite ? » - « Tout de suite ! ». Ce pauvre Dumay fait un drôle de nez malgré son caractère qui ne s’étonne de rien. J’envoie sur le champ un ordre au cantonnement pour qu’on m’envoie mes attelages qui sont depuis deux jours alertés. A 21 heures mes deux canons sont hors de batterie et placés sur le chemin ainsi que mes caissons, prêts à partir. A 21h50 mes chevaux arrivent, en cinq minutes nous sommes attelés et nous partons. Il est temps je crois que nous partions car la fusillade et les combats de grenades et de crapouillots font rage depuis une heure. Dans ces conditions il est probable que la Haute Chevauchée et le carrefour de la Maison Forestière vont être battus aussi je me décide par prudence à passer par le chemin de terre et que j’ai reconnu et qui passe par l’est de la route. Etant le seul à connaitre le chemin je guide moi-même les 4 premières voitures mais je m’aperçois que si ce chemin est le plus sûr il est horriblement difficile. Le chemin est à peine tracé, le ciel est d’une noirceur d’encre et sous le bois très touffu il est impossible de voir avec ma maigre lanterne. Je suis obligé de reconnaitre le chemin par fractions de 10 à 20 mètres et de revenir pour conduire mes voitures. De ce train nous n’allons pas bien vite et pour comble de malchance le bois est encombré de fantassins allongés par terre et qui dorment. C’est miracle que nous puissions passer au milieu d’eux sans les écraser, mais par exemple nous nous faisons copieusement injurier. Ce n’est qu’à 23h30 que je parviens à amener mes deux pièces à la Louvière ayant mis 1h30 pour parcourir 1 kilomètre. Voyant les difficultés rencontrées sur ce chemin je retourne à la hâte à la batterie et je dirige mes caissons par la route, la situation s’étant un peu calmée.
16 juillet : A 1 heure du matin en tête de mes caissons je quitte ma position au Mont de Villers en me dirigeant cette fois ci par la Haute Chevauchée. Les balles sifflent autour de nous et s’enfoncent en claquant dans les arbres et je me demande avec anxiété comment nous allons faire pour franchir ce mauvais coin sans encombre. Cependant la chance continue à nous favoriser et nous arrivons à la Maison Forestière sans dommages, mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le chemin qui mène de la Maison Forestière à la Louvière n’est pas beaucoup meilleur que l’autre et nous devons le reconnaître de la même manière Emerit et moi. Il est déjà 1h30 et nous serons à ce train-là arrivés juste pour le lever du jour. Bientôt d’ailleurs la nuit s’éclaircit ce qui facilite grandement notre travail. La dernière partie du chemin qu’il nous reste à parcourir n’est pas en effet la meilleure car elle est encombrée de souches d’arbres dans lesquelles s’accrochent les boucliers de nos pièces. Il faut travailler à la bêche pour les dégager. Enfin un peu avant 3 heures du matin nos pièces sont en position. Quelques instants après le capitaine arrive et nous achevons nos préparatifs de mise en batterie en déchargeant une fois de plus nos munitions. Nous sommes naturellement bien fatigués après une pareille nuit et je peux même dire épuisés. Il faut cependant que nous soyons prêts à intervenir le plus tôt possible et chacun s’y emploie de son mieux. Dans l’après-midi le capitaine va régler nos deux pièces sur la cote 263. Nous sommes alors vraiment prêts à agir efficacement. En passant aujourd’hui l’inspection de mon matériel je peux mesurer une fois de plus la chance infinie que nous avons eu de sortir de ces trois jours d’attaque sans un seul blessé ! Mon matériel est en effet criblé d’éclats d’obus ! Un coffre dans lequel j’ai rangé ma provision de boites de conserves est percé de part en part et mes boites aussi, entre autres une contenant d’excellentes tripes reçues ces jours derniers dans un colis. Je peux donc dire que j’ai reçu un éclat d’obus dans les tripes….. Une boite de confiture entamée juste au moment où nous arrivait l’ordre téléphonique de déguerpir a été sauvée de la bagarre et nous l’achevons à notre petit déjeuner du matin sur la nouvelle position. S’il est surprenant que nous n’ayons eu aucun blessé ces jours derniers il est au moins aussi surprenant que nous n’en n’ayons pas eu les jours précédents surtout pas les balles d’infanterie. Le plateau en effet était balayé par les balles surtout la nuit et on ne pouvait rester une minute dehors sans entendre le miaulement peu agréable de ces visiteuses redoutables. Dans les jours précédant l’attaque nos voisins ont payé leur tribut à ce danger constant : un homme de la batterie Vanderpol a reçu une balle dans le foie, un homme de la batterie Marie en a reçu une dans le dos. Au 120 court pendant que deux hommes nettoyaient une pièce du canon, l’un d’entre eux tombe raide mort d’une balle à la tête. Le survivant va au poste de commandement chercher le lieutenant commandant et revient avec lui près de la pièce. Tout à coup il tombe raide mort lui aussi sur le corps de son camarade.
Le soir laissant Dumay de garde à la position nous redescendons le capitaine et moi sur sa position où nous arrivons à 21 heures.
17 juillet : On m’a raconté aujourd’hui un exploit peu banal du lieutenant Sanche du 30ème d’artillerie. Cet officier étant lors de l’attaque du 13 juillet en première ligne avec les fantassins aperçoit à la fin de la journée une trentaine de prisonniers français conduits vers l’arrière par 4 soldats allemands. Ces derniers connaissant sans doute mal leur chemin amènent leur convoi assez près de la cote 263. Sanche, avec une rare présence d’esprit, prend 4 fantassins bons tireurs et leur fait coucher en joue les 4 fantassins allemands, puis montant sur le parapet de la tranchée il s’écrie à pleins poumons : »les prisonniers français, couchez-vous ! » Ceux-ci, obéissent. Au même instant quatre coups de feu éclatent couchant par terre les 4 boches et les 30 prisonniers français rejoignent joyeux nos lignes. Parmi les soldats disparus ces jours ci il y a un camarade de Chavane : le sous-lieutenant du génie Montéty. On ne sait pas ce qu’il est devenu. L’abbé Henry nous raconte un fait qui montre bien la mentalité boche : Le 13 juillet 4 brancardiers accompagnés d’un caporal ramènent à la Maison Forestière 2 blessés allemands, lorsqu’un des blessés allemand se dresse sur son brancard, sort un revolver de sa jambière et étend raide mort le brancardier placé devant lui. Les autres brancardiers saisis d’une juste indignation se précipitent sur le blessé boche et l’assomment à coup de talons puisque la convention de Genève leur interdit de porter des armes. Je devais quelques années après la guerre rencontrer à Gien le caporal, un des héros de cette histoire et qui m’en confirma en tous points le récit : »Le boche avait la tête dure et pour lui faire son affaire cela a demandé un peu de temps ! » L’abbé Henry ajoute : « figurez-vous que le médecin chef du poste de secours de la Maison Forestière voulait m’obliger à donner à ce boche une sépulture chrétienne ! Il est mort en état de pécher mortel et je l’ai fait flanquer dans le trou à fumier ! »
Si la situation a été fort agitée pour ma section pendant ces derniers jours elle n’a pas été non plus bien calme pour la section de la Chalade. Sans doute cette section n’a pas reçu de gaz lacrymogènes et n’a pas été menacée par l’avance des boches mais elle a reçu dans ses parages une quinzaine d’obus de très gros calibre, faisant un bruit infernal. L’un des obus est tombé à une quinzaine de mètres devant la pièce de gauche de la section. Le culot a été retrouvé et mesure 280mm de diamètre. Le calibre est donc fort probablement du 305. Ces obus d’ailleurs font des trous assez petits, 4 mètres de diamètre environ, car ce sont des obus de semi-rupture à parois fort épaisses et contenant une faible charge d’explosif.
18 juillet : Nous devons pendant l’après-midi exécuter un tir dans le Faux Ravin de Courtes Chausses sur des abris de mitrailleuses et de « minen werfer » très gênants pour notre infanterie. Cet objectif étant tout au fond du ravin nous ne pouvons pas le battre facilement de la position de la Chalade c’est pourquoi dans l’après-midi j’emmène une pièce avec deux caissons près du carrefour à 200 mètres au nord de la Chalade. De ce point nous prenons le Faux Ravin en écharpe et le tir est infiniment plus facile. Chavane étant parti au Nid d’Aigle nous commençons notre tir qui marche parfaitement, mais les Boches croyant que nous observons notre tir de l’Y ils bombardent horriblement cet endroit. Le soir à 17 heures je suis de retour au Claon et j’apprends en y arrivant une bien mauvaise nouvelle. Bachelier nous quitte pour être adjoint au commandant Armibert. C’est une perte pour la batterie et, pour peu que nous ayons encore quelques émotions comme les jours derniers, son absence se fera sentir. Nous ne restons plus avec le capitaine que Dumay, Chavane et moi plus l’adjudant Lemasson. Ce n’est pas trop tant que la batterie sera coupée en deux.
20 juillet : Dans l’après- midi je remonte à la position de la Louvière remplacer Dumay. Le soir je suis alerté, les allemands s’étant emparé du réduit de la cote 263 faisant la garnison prisonnière. La nuit est d’ailleurs fort agitée.
21 juillet : Toute la journée je tire avec une assez grande intensité pour gêner les travaux des Boches. Dans l’après-midi je monte jusqu’à l’ancienne batterie Vanderpol baptisée OY pour tâcher de voir ce qui se passe chez les Boches. On ne voit d’ailleurs pas grand-chose. Depuis le début de l’attaque allemande jusqu’à ce jour ma batterie a tiré environ 800 coups.
22 juillet : On me fait exécuter dans l’après-midi un tir ridicule sur un observatoire de la région de Boureuilles. Comme par hasard on m’accorde pour cela un nombre dérisoire de projectiles et je n’obtiens naturellement aucun résultat sur un objectif de si faibles dimensions.
23 juillet : Grosse désillusion. Je croyais partir en permission aujourd’hui, mais il y a contre ordre à cause du bouleversement produit dans le commandement de l’artillerie. Le commandant Garnier, qui a eu des difficultés avec le colonel Peyronnel, quitte le secteur, ce que je regrette vivement. Quant au colonel Peyronnel il prend le commandement de l’artillerie lourde de l’Armée.
En rentrant le soir au Claon avec le capitaine nous cherchons quelques positions de batterie au cas de repli éventuel.
24 juillet : Les travaux de ma nouvelle position sont fortement avancés. J’ai pour moi un vaste gourbi et mes hommes en ont aussi qui ne sont pas mal bien que moins pittoresques que ceux de la batterie que nous venons de quitter. En somme la position que j’occupe maintenant est beaucoup plus agréable à maints points de vue que celle du Mont de Villers. On y étouffe beaucoup moins. Mon gourbi est sur une pente déboisée qui domine le ravin d’Abancourt. La vue que l’on a sur tout le pays est fort belle. A nos pieds est l’étang d’Abancourt, assez vaste et qui nous fournit du poisson grâce aux talents d’Emerit, Fougerolles et autres pêcheurs. L’eau potable malheureusement est un peu loin ce qui est un grave défaut. Comme chemin d’accès nous avons celui qui nous a amené et un second chemin passant par la ferme du Four des Moines.


25 juillet : Le commandement est inquiété, parait-il, par les anciennes casemates de la section de montagne en position à l’est de la cote 285 et qui sont entre les mains des boches. On suppose qu’ils ont établi là un point d’appui solide car ces casemates sont extrêmement résistantes. L’ordre m’ayant été donné de démolir ces casemates je pars à 13 heures avec Collin pour le poste de commandement de la Pierre Croisée où je retrouve un sous-officier de la batterie de montagne ayant été en position à la coter 285 et qui doit me servir de guide pour la reconnaissance des objectifs. Dès le début de ma reconnaissance je remarque que depuis le 13 juillet l’infanterie n’a pas perdu son temps car le secteur est complètement méconnaissable. Le terrain est bourré de fil de fer et on pourrait difficilement en mettre davantage. Cela est très rassurant pour les prochaines tentatives allemandes. Le terrain avoisinant la fameuse perforatrice porte la trace des derniers combats. Partout des débris d’équipements et d’armes et, hélas !, beaucoup de tombes de chasseurs à pied. Les tombes des soldats allemands sont aussi assez nombreuses. Nous arrivons bientôt dans la tranchée occupée par la 10ème compagnie du 112ème d’infanterie un régiment du 15èlme corps qui, à peine remis de l’attaque du 30 juin dans le bois de la Gruerie a été envoyé ici en renfort avec d’autres bataillons du 3ème de ligne et du 55ème, tous des régiments du 18ème C.A. Je dois dire que ces hommes font assez bonne impression. De la droite du secteur de la compagnie on distingue assez bien les casemates mais je présume que leur démolition ne sera pas chose aisée. Le sous-officier d’artillerie de montagne qui m’accompagne jette par un créneau un timide coup d’œil sur les casemates, m’affirme que ce sont bien les siennes et disparait sans demander son reste. Depuis que nous sommes dans la première ligne il n’avait pas l’air très rassuré, se courbant dans les boyaux et très inquiet au moindre éclatement. N’ayant pas d’ordre pour effectuer le tir de démolition aujourd’hui je redescends après avoir reconnu mon objectif mais arrivé au poste de commandement l’ordre d’exécuter le tir arrive et je suis obligé de remonter en ligne. Le réglage est plus que laborieux à cause de la forme du terrain et des grands écarts en portée de nos obus. L’un d’eux tombe même dans nos tranchées sans causer heureusement de pertes. Je m’arrête après un tir de 36 coups ayant l’impression nette que je n’ai pas fait grand-chose. Si on ne m’accorde pas 50 obus allongés ce n’est pas la peine de me faire tirer. A 20 heures je suis de retour au Claon passablement fatigué par ma petite promenade. Les allemands par bonheur ont été assez sages.
26 juillet : A 5 heures 30 départ du Claon avec Collin pour notre observatoire de la veille. On m’a alloué un certain nombre d’obus allongés comme je l’ai demandé. Arrivé sans encombre à la tranchée de première ligne je retourne à mon créneau de la veille pour me mettre en observation mais un fantassin m’en empêche : « ne vous mettez pas là, mon lieutenant, le créneau est repéré. Notre sergent y a été tué ce matin. » Je choisis donc un autre coin d’où l’on voit assez bien. Pendant que Collin installe mon téléphone je bavarde un peu avec les fantassins qui m’étonnent, entre autres avec un gigantesque méridional qui croque à belles dents des oignons crus. Je lui demande depuis combien de temps il est sur le front : « Depuis le début, me dit-il, - Et vous n’avez jamais été blessé ? – Jamais ! Je suis verni – Vous avez l’air de bien aimer les oignons ? – Oh oui mon lieutenant et j’en mange d’autant plus que, en temps de paix, j’en suis privé. Pensez donc mon lieutenant je suis valet de chambre, alors si je mangeais des oignons crus mes patrons me mettraient à la porte. D’ailleurs je vais quitter le métier de valet de chambre, je vais faire du théâtre ! – Alors vous ne vous en faites pas pour l’instant ? – A quoi cela servirait-il ? Et à votre idée mon lieutenant combien croyez-vous que nous allons faire encore de campagne d’hiver ? – Je crois bien que nous allons en faire encore au moins une ! – Et bien moi je croyais que nous allions en faire au moins deux ! »
La tranchée de première ligne est assez fortement occupée et les visiteurs y sont nombreux. D’abord mon collègue Sanche du 30ème qui, sur ma droite, recherche un observatoire, puis le colonel de Galembert du 113ème auquel je fais part de ma mission. Derrière lui j’aperçois un jeune officier imberbe auquel je tends la main d’une manière assez cavalière en me présentant : « Lieutenant Desaulle ! – Capitaine LaXX! » Quoi ! Cet adolescent est capitaine ? Il faut dire que c’est le plus jeune capitaine de France puisqu’il n’a pas 19 ans ! Élève à Saint Cyr il part sous-lieutenant au 1er août. Dans les premiers combats son capitaine et ses deux lieutenants sont mis hors de combat. Le commandement de la compagnie lui revient et il le conserve pendant les mois suivants par la suite de pénurie des cadres. Nommé bientôt lieutenant on lui conserve le commandant de la compagnie et peu de mois après il reçoit son 3ème galon avant d’avoir 19 ans !
Enfin ma ligne est installée et je commence mon réglage par des coups très longs par prudence. Le commandant de la compagnie en ligne, le capitaine Placide assiste à mon réglage car il s’intéresse aux questions d’artillerie qu’il connait un peu. Mes premiers coups sont très longs et tombent dans le fond du ravin, cependant à cause de la forme du terrain je ne raccourcis mon tir entre chaque coup que de 10 puis de 5 vingtièmes. Le capitaine m’entendant commander « hausse plus près 5/20ème » pour un coup tombé assez loin me demande : « combien cela fait il en portée un bond de 5/20ème ? – Environ 25 mètres. –Oh alors ! Vous pouvez sans crainte raccourcir 4 fois plus vite votre tir.- C’est entendu, mais vous savez il vaut mieux être prudent et tirer quelques coups de plus que de s’en flanquer un sur la tête. N’oubliez pas que nous sommes presque sur la trajectoire ! » A peine ai-je dit ces mots que l’on m’annonce de la batterie : « coup parti » pour celui ayant reçu la correction de 25 mètres. Nous entendons bientôt le bruit de l’obus qui arrive en sifflant et tombe… à deux mètres en arrière du parados de la tranchée à dix mètres de nous ! « Et bien, mon capitaine, vous voyez qu’il faut être prudent ! » Nous nous précipitons vers le point de chute mais heureusement il n’y a aucun mal. Si le coup avait été tiré plus long de 2 mètres il tombait dans la tranchée sur un groupe de six ou sept fantassins mangeant la soupe ! Pour une fois encore nous avons de la veine ! Je conseille alors aux fantassins de se méfier un peu et je continue mon tir, cette fois à obus allongés car jusqu’à présent je n’ai tiré que des obus ordinaires. C’est un nouveau réglage que je dois accomplir mais quelle différence dans les éclatements ! Les premiers coups tirés tombent à 150 mètres de moi environ et l’effet est déjà impressionnant. Les suivants tombent à 70 ou 80 mètres et produisent des effets terrifiants. Le parapet de la tranchée derrière lequel je m’abrite, tremble. Des éclats énormes viennent près de nous couper net des branches d’arbres grosses comme le bras. Il est donc prudent de se méfier. Quelques coups tombent à ma gauche, très courts, à 15 ou 20 mètres de moi tout au plus et en les entendant arriver la tête vous rentre dans les épaules !
28 juillet : La démolition des casemates ayant pas été jugée suffisante par le commandement je repars à 6h30 pour mon observatoire de l’avant veuille. J’exécute dans de bonnes conditions un tir de 28 obus allongés, assez satisfaisant malgré quelques coups courts. Les Allemands comme l’avant-veille répondent sur nos tranchées mais cette fois plus à gauche car ils s’imaginent sans doute que j’observe du sommet de la cote 285. Leur tir est bien réglé sur nos tranchées mais brusquement deux ou trois coups tombent en plein dans les tranchées allemandes. Leur tir est alors interrompu. A 10 heures de matin je suis de retour à la position de batterie où je reçois la visite du capitaine qui remplace le commandant Garnier et qui n’a pas l’air commode ! Pendant ce temps à notre gauche les Allemands attaquent pour changer dans le secteur de la Fontaine aux Charmes.
29 juillet : Au petit jour les deux pièces de la 2ème batterie sous le commandement du lieutenant Millot arrivent à la position de la Louvière et sont immédiatement mis en batterie. Je constate une fois de plus en surveillant cette mise en batterie que les gradés et les hommes de la 2ème batterie sont loin de valoir les miens pour l’entrain et l’habileté. Naturellement pour placer ces deux pièces et pour leur donner des directions je n’ai reçu aucune indication du commandement. Dans la matinée le colonel Mourman vient me rendre visite avec le commandant Codet et trouve à redire à tout ce que j’ai fait en termes plutôt acerbes. N’ayant rien à me reprocher je commence à sentir la moutarde me monter au nez : « Mon colonel, lui dis-je, en l’absence de tout renseignement, j’ai fait pour le mieux d’après ce que je sais de la situation du secteur. –Mais vous avez reçu des ordres ? –Mon colonel, depuis le 13 juillet je n’ai reçu aucun ordre, mais simplement des indications imprécises, contradictoires ou inexécutables ». Pour lui dire cela je me suis figé dans un impeccable garde à vous mais au tremblement de ma voix on doit s’apercevoir que je ne suis pas content. Le colonel Mourman qui est la sévérité même me regarde fixement de son air peu aimable, fait demi-tour et puis s’en va. Quant au commandant Codet il est absolument furieux, il hausse les épaules, bougonne dans sa moustache, mais ne dit rien puisque son chef est resté silencieux. S’il avait été seul je crois que j’aurais passé un mauvais quart d’heure.
30 juillet : Dans la matinée les deux autres pièces de la batterie d’Ainval étant venues pour nous remplacer à la Louvière nous recevons l’ordre de ramener les deux nôtres à la position de la Chalade. Le mouvement qui a lieu sans difficultés est terminé à 19 heures. J’apprends en arrivant au Claon que je suis cité à l’ordre du 5ème C.A. à l’occasion des derniers combats avec le motif suivant : « S’est particulièrement distingué le 13 juillet en continuant à tirer sous un feu violent d’obus de gros calibre et de projectiles asphyxiant. A fait deux occupations successives de position sous le feu de l’ennemi avec le plus grand calme » Ordre général n° 163 du 5ème C.A. en date du 27 juillet.
Cela ma console un peu des observations malveillantes du colonel Mourman mais je trouve que c’est une bien grande récompense pour un bien mince fait d’armes. Il n’y a guère de vrai dans le motif de ma citation que les deux derniers mots. Je dois surtout cette citation au rapport très élogieux fait sur mon compte par le capitaine Meckler.
31 juillet : A la suite des dernières attaques allemandes le ministre de la guerre Millerand vient faire sur notre front une enquête de laquelle il résulte, ce que nous savions tous, qu’aucune défense n’était prévue en dehors des premières lignes. Cette négligence grave étant imputée au général Sarrail celui-ci est relevé de son commandement et remplacé par le général Humbert, homme actif et ferme et qui ne tarde pas à nous montrer quelles sont ses intentions. « Je commandais au début de la campagne la division marocaine qui s’est couverte de gloire au château de Mondement et aux marais de Saint Gond » En prenant le commandement de la 3ème armée il choisissait comme cher d’état-major, le chef du 3ème bureau depuis le commencement de la campagne, le lieutenant-colonel Tanant, un cousin de l’abbé Henry. C’est un ancien officier de chasseurs à pied, homme fort intelligent que nous avons eu souvent l’occasion de voir au Claon. Sous son impulsion de grands travaux sont immédiatement entrepris dans le secteur. Toutes les batteries reçoivent l’ordre de construire une position de dédoublement de manière à pouvoir se déplacer en cas de marmitage et aussi pour permettre en peu de temps le doublement de l’artillerie en ligne. Cette seconde position est pour nous près du carrefour de la Guérite. De plus les positions actuelles doivent être renforcées. Des abris à l’épreuve doivent être aménagés, les pièces casematées dans la mesure du possible. Enfin chaque batterie doit établir deux positions de repli de seconde ligne à occuper en cas de recul. Ces positions sont pour nous sur le chemin forestier à 2 km à l’est de l’église du Claon. Bien que l’accès n’en soit pas extrêmement facile ces positions sont bonnes. L’aménagement de ces 4 positions pour quatre pièces chacune est naturellement un énorme travail. Il faut établir les emplacements des pièces, construire à chacune 4 abris d’hommes, un poste téléphonique, un poste de commandement, une dizaine d’abris à munitions, des boyaux de communication et pour cela remuer d’énormes cubes de terre et abattre des centaines d’arbres. Malgré toute notre bonne volonté nous n’arriverons jamais à mener à bien ce travail avec le seul personnel dont nous disposons. En réduisant au minimum les gens en corvées et ceux qui surveillent les chevaux il est difficile de trouver plus de 60 à 70 travailleurs dans la batterie. Heureusement on nous promet le concours d’hommes des colonnes légères qui sont depuis de longs mois à Triaucourt à ne rien faire. Nous recevons en effet dans la soirée un contingent de trente hommes sous la conduite d’un sous-officier tous complètement ivres. Le renforcement de la ligne d’artillerie n’est pas le seul travail entamé dans le secteur, les lignes d’infanterie sont également multipliées et renforcées. La première position est doublée par la ligne « flanc-sud des Courtes Chausses – Mont de Villers ». En arrière de celle-ci on remet en état le barrage de la Chalade – Maison Forestière – la Louvière. Une autre ligne très solide est commencée partant du nord du Claon pour se diriger vers Georgia. Cette dernière ligne qui promet d’être puissante est exécutée par des travailleurs civils qui logent au Claon sous la surveillance de gendarmes. Ce sont des gens de toutes conditions et de tous âges, depuis des gamins de 16 ans jusqu’à des vieillards de 60 ans. Certains sont mis presque correctement, d’autres sont loqueteux, beaucoup d’ailleurs ayant entendu tomber quelques marmites dans le voisinage demandent à repartir à peine arrivés, mais dans l’ensemble ils travaillent assez bien, sinon très vite. D’importants réseaux de fil de fer sont installés, les voies de 60 et de 40 se multiplient à vue d’œil, des blockhaus en béton commencent à s’ériger dans tous les coins. D’immenses abris cavernes souterrains sont commencés en plusieurs points du secteur et pour les construire on emploie les perforatrices à air comprimé. L’activité est très grande et en peu de jours le secteur est rendu méconnaissable. De plus on adjoint à chaque division un bataillon de cantonniers chargés de l’entretien des routes. Ceci est un gros progrès. La route qui suit le fond de la vallée et celle qui monte du Claon à la Croix de Pierre sont remises en état, ce dont elles avaient grand besoin. En somme partout règne une activité de bon augure. Si nous avions commencé plus tôt !











